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Aux origines mystiques de la philosophie occidentale | | | Peter Kingsley Dans les antres de la sagesse - Etudes parménidiennes Les Belles Lettres - Vérité des mythes 2007 / 25 € - 163.75 ffr. / 209 pages ISBN : 978-2-251-32442-5 FORMAT : 15,0cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de lI.E.P. de Toulouse, est titulaire dune maîtrise en histoire ancienne et dun DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de lInstitut Régional dAdministration de Bastia et ancien professeur dhistoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne. Imprimer
Spécialiste de philosophie antique, et plus particulièrement des Présocratiques Parménide et Empédocle, Peter Kingsley est professeur honoraire de la Simon Fraser University (Canada) et de lUniversité de New Mexico. Dans les antres de la sagesse (In the Dark Places of Wisdom, 1999) est son premier ouvrage traduit en français, mais il a aussi écrit Ancient Philosophy, Mystery and Magic : Empedocles and Pythagorean Tradition (Oxford University Press, 1995) et Reality (Inverness, 2003), ainsi que de nombreux articles dans diverses revues scientifiques.
Peter Kingsley défend lidée que Parménide et Empédocle, loin de constituer les premiers tenants du rationalisme et de la démarche scientifique, étaient en fait les héritiers dune tradition mystique grecque qui se trouvait ainsi aux origines de lémergence de la philosophie occidentale, laquelle nétait donc pas alors dissociée de pratiques que nous qualifierions aujourdhui de «magiques». Daprès lui, cette tradition constituait un véritable mode de vie conduisant à lexpérience directe de la réalité et la reconnaissance de sa propre divinité, dans un mysticisme qui nétait pas coupé du monde et nétait pas en contradiction avec la science, la médecine ou les arts.
Dans les antres de la sagesse sintéresse avant tout à la figure de Parménide. Il re-situe le philosophe dans son contexte historique et géographique, celui des colons Phocéens de Vélia (ou Elée), ville située en Campanie, au sud de Poséidonia (Paestum), en racontant notamment le récit de fondation de cette cité de Grande-Grèce, que nous connaissons grâce à Hérodote, et qui fait intervenir un oracle dApollon ayant dabord été mal compris (un peu comme dans le récit fondateur de Cyrène). Parménide nous est surtout connu à travers le prisme du dialogue homonyme de Platon, qui offre selon Kingsley un miroir déformant du Présocratique. La mise en scène de ce dialogue na selon lui quun seul but : présenter Socrate et Platon comme les véritables héritiers de Parménide et de son enseignement, à travers une véritable reconstruction du passé. Parménide est également évoqué dans le Théétète et le Sophiste. Dans ce dernier dialogue, le personnage principal dit quil va être obligé de faire violence à ce «père», de le tuer, alors même que le parricide était considéré en Grèce comme le crime le plus horrible. Peter Kingsley voit dans cet aveu le signe de la trahison du message parménidien par le fondateur de lAcadémie.
Des écrits de Parménide, il ne nous reste que les fragments dun poème. Celui-ci décrit dabord le voyage du narrateur, emmené sur un char attelé de cavales et accompagné de jeunes filles (kourai) nées du Soleil, traversant un gouffre béant dont les portes sont gardées par la Justice, avant darriver vers une déesse qui nest pas nommée. Il rapporte ensuite ce quelle lui a enseigné. Le plus souvent, on a traité ce récit comme un morceau de littérature, une allégorie symbolisant laccès à la raison. Mais il faut bien voir que le voyage de Parménide le mène dans le monde souterrain, dans les régions de lHadès doù nul ne revient. La déesse anonyme doit être selon Kingsley Perséphone, Reine des Morts, dont le culte est très présent en Grande-Grèce. Au reste, un grand nombre de vases grecs trouvés en Italie du Sud portaient des représentations de lHadès et de ses souverains. Peter Kingsley montre aussi la continuité dun tel schéma narratif avec les initiations de lorphisme et du pythagorisme, également bien attestés dans la région. La mention des filles du Soleil nest pas paradoxale dans cet univers chthonien. Le Soleil était censé pénétrer le monde des morts pendant la nuit, et lexpérience du volcanisme, très actif dans la région, laissait entrevoir au fond des cratères la présence dune lumière au cur des entrailles de la terre. On est ici en fait dans un cadre initiatique, où le «jeune homme» (kouros) Parménide fait lexpérience de la mort avant de pouvoir renaître. Les filles du Soleil sont des kourotrophes (nourricières de jeunes gens) guidant le kouros vers la reine Perséphone (qui sappelle aussi Korè, la Jeune Fille).
Kingsley rapporte ensuite la découverte dinscriptions grecques trouvées à Vélia en 1958, remontant aux alentours du début de lère chrétienne, et faisant référence à un «guérisseur» (iatromantis) «Oulis», anthroponyme quil rapproche dun Apollon Oulios honoré sur la côte ouest de lAnatolie, la région doù venaient les colons Phocéens de Vélia. Or Apollon est le kouros divin par excellence. Les inscriptions de Vélia font aussi référence à la fonction de phôlarchos, qui semble renvoyer à celle de responsable dune tanière, dun repaire. Il pouvait sagir dun lieu où se rassemblaient des groupes religieux, mais aussi dune retraite où lon restait immobile, en incubation, pendant le temps dune initiation que Kingsley rapproche (à la suite de Dodds) des rituels chamaniques. Dans les grands centres dincubation (en Italie, en Grèce ou en Anatolie), Apollon est toujours présent, même si ce nest parfois quen arrière-plan (comme père de héros ou de dieux guérisseurs, par exemple Asklépios). Kingsley a le mérite de rappeler (à la suite de Marcel Detienne) quApollon nétait pas le dieu de la clarté, mais plutôt celui de lambigüité, des énigmes et des oracles à double sens. Il indique aussi que cest en Anatolie quApollon fut étroitement associé au Soleil, même si son rôle oraculaire lui donne aussi détranges affinités avec le monde de la Nuit. Apollon est le dieu de la guérison, mais il est aussi un compagnon de la mort.
Selon Kingsley, Parménide sinscrivait dans la lignée des professionnels de lincubation, maîtres dans lart de passer ou de faire passer leurs patients à un autre degré de conscience, notamment pour les guérir, et dentrer ainsi en contact avec le divin. Epiménide de Crète ou Pythagore de Samos, avant Parménide lui-même, auraient été de tels hommes, des iatromanteis. La découverte à Vélia dune autre inscription, en 1960, mentionnant à la fois Apollon, Iatromantis et Ouliadês (fils dOulios) vient renforcer cette hypothèse. Le poème de Parménide nest donc finalement pas si obscur quont bien voulu le dire les philosophes, notamment les Platoniciens. Son langage est en effet celui de linitiation, des oracles et des énigmes. Dès le début du poème, il se présente comme un «homme qui sait», un initié capable dentrer dans un autre monde, celui des Morts, avant même de mourir, un peu comme Orphée ou Héraklès. Les répétitions, loin dêtre assimilables à des lourdeurs stylistiques, peuvent être assimilées à des incantations.
La découverte en 1962, toujours à Vélia, dune statue de Parménide qualifié de physikos et dOuliadês, le rattache selon Kingsley aux guérisseurs traditionnels contre lesquels sest développée lécole médicale hippocratique. Il fait du philosophe le chef légendaire et même le héros fondateur dune tradition médicale concurrente de celle des médecins de Cos, même sil peut sembler étrange aux Modernes que celui qui est considéré depuis Platon comme le fondateur de la philosophie occidentale ait été un prêtre et un mystique, honoré de surcroît dun culte héroïque. Il nest dès lors pas étonnant dapprendre que Parménide avait adopté son successeur Zénon comme son fils, et que toute une lignée avait suivi. Les disciples dHippocrate ont au reste connu le même cheminement. De fait, ce nest pas une coïncidence quHippocrate ait été un Asklépiadês (fils dAsklépios), tout comme Parménide était un Ouliadês (fils dApollon Oulios). Parménide, comme Zénon, sont également souvent qualifiés de Pythagoriciens. Les liens semblent en effet avoir été étroits. Ces derniers connaissaient le même type denseignement de maître à disciple, de génération en génération, souvent dans le secret, et Pythagore était de plus considéré comme le fils dApollon. Selon certains auteurs, Xénophane a également été lun des maîtres de Parménide, mais Diogène Laërce nomme le pythagoricien Ameinias, auquel il aurait construit un sanctuaire héroïque. Ainsi, la manière dont Ameinias est honoré comme héros après sa mort est parallèle à la tradition des Oulis guérisseurs honorant Parménide lui-même comme un héros. Les héros étaient des êtres intermédiaires entre le monde humain et celui des dieux. Ils avaient une relation spéciale avec ce qui est au-delà des limites de lexpérience humaine ordinaire, avec le monde des morts et le monde souterrain. Ils avaient notamment un pouvoir sur la santé, la maladie et la mort, et étaient généralement attachés à une terre ou une région particulières. Ils se manifestaient souvent par les rêves, qui pouvaient survenir lors de limmobilité de lincubation.
Parménide passe aussi pour avoir été un législateur et avoir donné des lois à ses concitoyens. Il est peut-être venu à Athènes an qualité dambassadeur de Vélia. Un fragment du Sicilien Empédocle, qui fut très influencé par Parménide et les Pythagoriciens, mentionne une tradition selon laquelle quatre fonctions mettent en contact étroit les êtres humains avec le divin : prophète, poète, guérisseur et homme politique ou législateur. Empédocle, mais aussi Parménide, étaient tout cela à la fois. Chacune de ces fonctions était connectée aux autres, et toutes ces activités étaient reliées au même dieu, Apollon. Donner de bonnes lois à une Cité, cétait la guérir. Lorsque Parménide descendit dans le monde souterrain, où il rencontra la déesse Justice avant darriver devant Perséphone, il allait précisément à la source mythique de la législation.
La démonstration de Peter Kingsley est généralement convaincante. Sa façon denvisager les origines de la philosophie grecque est peut-être nouvelle pour des philosophes occidentalocentristes, mais lhelléniste Jean-Pierre Vernant avait déjà montré, dans Les Origines de la pensée grecque (1962) quil ny avait pas vraiment de solution de continuité entre le mythe des poètes et la raison des premiers philosophes. Le lien entre les écrits de Parménide et les inscriptions de Vélia, séparés par plusieurs siècles, nest cependant peut-être pas aussi direct que ne le croit Peter Kingsley. On peut juste en déduire que la reconstruction platonicienne du personnage de Parménide nest pas la même que celle des habitants de Vélia à lépoque des inscriptions. Parier sur le «conservatisme» des colons Phocéens pour affirmer quune tradition initiatique pouvait se transmettre sans évolutions majeures pendant «cinq cent ans, quelquefois plus, près de mille ans» (p.153) est peut-être un peu exagéré.
Ce qui est surtout dérangeant, dans louvrage de Kingsley, ce nest pas tant le fond que la forme, un style plus proche des ouvrages de développement personnel que des écrits académiques, avec des affirmations qui relèvent plus de la phénoménologie religieuse, voire de la mystique, que de la science : «Il est important de renouer avec cette tradition» (p.16) ; «Et voilà le grand secret : nous avons tous ce grand vide en nous-mêmes. La seule différence entre les mystiques et nous, cest que les mystiques apprennent à regarder en face ce que nous repoussons de mille façons» (p.38) ; «Ce sera en cherchant ce qui manque au dedans de nous que nous pourrons soupçonner ce qui est arrivé» (p.48) ; «Fondamentalement, être traité comme un héros signifiait être traité comme un être mythique appartenant à un autre monde, à une autre race, à un autre temps. Au fond de nous-mêmes, nous avons tous à un moment ou à un autre un aperçu de ce monde et de ce temps» (p.160) ; «Le savoir que nous avons est sans utilité tant que nous ne pouvons pas vivre en nous-mêmes et par nous-mêmes» (p.172) ; «En prenant Parménide au sérieux, vous ne pourrez plus jamais vivre votre vie de la même manière» (p.198).
Il faut dire, à la décharge de lauteur, que lon avait été prévenu dès lavant-propos : «Le livre que voici mêle la réalité et la fiction» (p.11).
Sébastien Dalmon ( Mis en ligne le 29/04/2008 ) Imprimer | | |
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