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Poétesse et philosophe du temps jadis | | | Françoise Autrand Christine de Pizan Fayard 2009 / 28 € - 183.4 ffr. / 506 pages ISBN : 978-2-213-63642-9 FORMAT : 21,5cm x 13,5cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Professeur émérite de lEcole Normale Supérieure, François Autrand a longtemps enseigné à lE.N.S. de jeunes filles à Sèvres, puis dirigé le département dhistoire du 45 rue dUlm et reçu des générations de normaliens fraîchement passés par les concours (celui de lEcole et celui de lagrégation) pour les aider à sorienter dans leurs études et leur début de carrière de jeunes historiens et historiennes. Elle leur a aussi et surtout enseigné sa spécialité : le Moyen âge européen et surtout français. Plus précisément les XIVe et XVe siècles : de Charles V à Charles VII, époque tragique mais passionnante de la Guerre de Cent ans, où advint, selon lexpression de Colette Beaune, la «naissance de la nation France» (lexcellent ouvrage du même titre est de 1985 et a été réédité) et qui fut aussi le temps du passage progressif, dans la douleur, de lancienne royauté féodo-vassalique déjà travaillée sous Philippe IV le Bel par lesprit romain des juristes royaux, ces fameux «légistes» qui proclamaient que «le roi est maître en son empire» - à lEtat de droit. Auteur dun Charles VI, la folie du roi (publié déjà chez Fayard en 1986), François Autrand publiait un Charles V le Sage en 1994. Ces deux titres résument bien lalternance incroyable des catastrophes et des redressements spectaculaires de la France, ce premier royaume de la chrétienté, tant convoité, tant mis à lépreuve, mais qui après bien des désastres et revers de fortune, par suite de maints rebondissements imprévisibles, sort renforcé de ces malheurs et plus brillant que jamais : tel le Phénix.
Pour cette nouvelle biographie, Françoise Autrand dispose donc dune compétence bien utile et indiscutable et cest avec la maîtrise dune vie de recherches et denseignement quelle remet sur le métier sa passion pour la France de la fin du Moyen âge (doit-on dire, après Johan Huizinga, pas cité : son «automne» ? Cest alors un automne aussi flamboyant que lart gothique du temps). Elle inscrit la vie de son héroïne dans un vaste panorama de la société médiévale européenne et dans un tableau précis autant quon peut lêtre pour cette époque de la France, mais aussi un peu de lItalie et de lAngleterre des années 1360-1430 : celle dune Française dorigine italienne très appréciée des Anglais (la couverture reproduit son portrait à la British Library). Elle sappuie pour cela sur une vaste bibliographie, solide et souvent déjà classique, où lon retrouve, outre ses propres ouvrages, les excellents Philippe Contamine (spécialiste de la noblesse et de la guerre), Bernard Guenée (grand spécialiste de lhistoire politique et sociale de la France de Charles VI auquel il a aussi consacré une biographie -, et auteur dun manuel de la collection «Nouvelle Clio» bien connu des étudiants : LOccident des XIVe et XVe siècles : les Etats, réédité et mis à jour en 1998) ou Jean Favier, sans oublier Colette Beaune et Claude Gauvard, ainsi que divers spécialistes français et étrangers (Régine Pernoud est seulement citée dans le texte. Puisquil est question dune pensée morale et politique inspirée dAristote, Nicolas Oresme et Thomas dAquin, on attendrait peut-être le rappel, au-delà de lhistoire des idées de Philippe Nemo, des grands historiens de la pensée politique médiévale : E. Gilson, Leo Strauss ou, plus récent, Alain de Libera.) On sappuie évidemment aussi et avant tout sur le corpus des uvres de Christine de Pizan.
On connaît dailleurs la vie de cette femme extraordinaire avant tout par ce quelle dit delle-même dans ses uvres. Le postulat, bien fondé sans doute, de Françoise Autrand est que malgré le statut de fiction de certaines uvres, la pudeur de Christine sur sa vie, le caractère parfois laconique ou allusif des informations privées, la discrétion parfois et lambiguïté aussi sur ses opinions, un portrait vivant et assez complet peut être peint de la femme et de lécrivain, avec sans doute des degrés de certitude variables. Sa méthode, classique et solidement mise en uvre, consiste à inscrire cette vie de Christine dans les divers aspects de lépoque, à lintersection des divers milieux et niveaux dinscription sociale : il faut comprendre Christine comme un sujet vivant, produit dune naissance, dune éducation et dexpériences formatrices initiales, tributaire des réalités qui lentouraient, préoccupé des problèmes de sa vie liés souvent à ceux de la France, mais aussi un être actif et dynamique, libre, qui a voulu exister comme une femme indépendante et un auteur sérieux, immortalisé par la gloire littéraire et la sagesse de son message. Un message, dit Françoise Autrand, de moraliste et de politique.
Lécueil à éviter ici est de céder aux projections rétrospectives, peut-être inévitables, dun certain féminisme. Sans aucun esprit polémique, lhistorienne rectifie au passage quelques anachronismes sur les idéaux (chrétiens thomistes !) dune femme originale et courageuse, qui est devenue une héroïne naturelle pour nos premières «écrivaines» et comme un précurseur utile du combat des femmes au XXe siècle : Christine de Pizan naspire que partiellement aux droits de notre «femme libérée» (ni union libre, ni succession romantique damour-passions, ni libertinage, ni adultère, ni divorce, ni contraception), elle nest ni George Sand, ni Sarah Bernhardt, ni Colette, ni Simone de Beauvoir. Françoise Autrand souligne en revanche les obstacles que Christine de Pizan dut affronter et les avanies quelle eut à subir en un temps où il était difficile à une femme encore jeune de prétendre rester veuve, fût-ce par fidélité à son époux, et, seule, de faire valoir ses droits et les intérêts de ses enfants devant des autorités masculines assez misogynes. Sa détermination à saffirmer comme femme de lettres tient sans doute en partie, suggère justement lhistorienne, à la prise de conscience de la condition féminine face à ces épreuves et à un besoin de défendre et illustrer la dignité de son sexe par les armes dont elle se sentait pourvue. Son acharnement à obtenir le statut inédit pour une femme - décrivain et sa notoriété chèrement acquise nen sont que plus remarquables.
Chronologique, louvrage est divisé en trois parties, autour de pivots (1404, 1418). Dans «Lecture dune autobiographie», lhistorienne revient, grâce aux indications de la poétesse, sur lenfance et la jeunesse parisiennes de la fille de Thomas de Pizan, conseiller italien de Charles V, qui, bibliophile et intellectuel, appréciait sa culture et son savoir astrologique et lanoblit ; cette époque heureuse, interrompue prématurément par la mort du sage roi (1380), marquera Christine, elle lui inspirera le désir de suivre les voies de son père dans létude, la fidélité à Charles le Sage et le conseil des princes. La mort du prince-mécène et la régence des ducs portent un coup aux intérêts dune famille démigrés encore insuffisamment établis et trop dépendants de la maison du roi pour ne pas souffrir de la dissolution de lhôtel du souverain défunt. Christine commence son apprentissage des revers de fortune : peu après, cest la mort de son père. Elle forme son caractère à la dure leçon de la vie : presque une orpheline italienne en Ile de France, elle a la chance dépouser Etienne de Castel, jeune noble dynamique et bien en cour, puis de vivre dix ans de mariage heureux, doù naîtront des enfants (Marie et Jean). Mais les espérances sont trompées par la faux de la peste qui emporte le prometteur officier du roi. Christine se retrouve veuve et décide de le rester, en chantant les vertus de son mari : elle doit aussi faire face, seule, aux voleurs, aux procès et à la pauvreté. Son grand souci est de placer ses enfants : sa fille entrera au monastère royal de Poissy ; son fils, parti en Angleterre comme compagnon dun fils de grand, devra être casé auprès dun jeune seigneur puissant, par exemple le duc dOrléans. Espoirs de mère
Christine elle-même choisit alors de se consacrer à létude et devient femme de lettres : les Proverbes moraux et lEpître Othea témoignent de ses débuts modestes et de ses soucis éducatifs et éthiques, mais elle réussit à se faire remarquer et entre bientôt dans le débat public, parisien et franco-italien, des mérites et vices du Roman de la rose. Elle y défend la dignité des femmes et du mariage entre amour courtois (éthéré ou adultère) dune part et paillardise gauloise dautre part ; un débat où la rivalité franco-italienne nest pas absente et où Christine prend le parti éthico-théologique de Gerson et Thomas dAquin, et littéraire, de Dante et Pétrarque. Puis cest Le Chemin de longue étude : on recommande au lecteur de se pourvoir de lédition économique excellente, au Livre de poche, traduite en français moderne, présentée clairement et bien éditée par Andrea Tarnowski, citée en bibliographie.
La seconde partie montre «Christine de Pizan, témoin de son temps». Attentive aux réalités nouvelles et partisane du renforcement de lEtat royal qui continue les vingt-cinq premières années du règne de Charles VI, Christine nest pas si nostalgique du bon roi Charles V quelle en oublierait la leçon : son éloge de ce roi est certes un miroir plein démotion et de sincère dévotion, mais cest loccasion de rappeler les vertus de sagesse et les bonnes pratiques et institutions stables qui sont la clé du bon gouvernement, et dont le besoin se fait dautant plus sentir entre 1405 et 1407 que les ducs des lys, profitant de la folie du roi, commencent à sentretuer, sous le regard de lAnglais. Habile avec les ducs parfois ses commanditaires mais surtout prudente pour sa vie et donc dans ses formules, quil faut parfois lire entre les lignes, Christine semble avoir préféré Louis dOrléans et les Armagnacs. Lhistorienne reconnaît bien le portrait-robot du peu scrupuleux Jean sans Peur de Bourgogne, sous les traits du «détestable tyran». Mais Christine fait un repli pénitentiel pendant la guerre civile qui souvre. Les risques de lécrivain connu, la rançon de la gloire naissante !
La troisième partie, «Regard féminin sur le pouvoir», revient sur la sensibilité féminine, mais aussi italienne de Christine. Grande lectrice et autodidacte, marquée par les idéaux du Quattrocento naissant avec son idéalisation dune Rome antique redécouverte, identifiée à lEtat et au droit, à lintérêt général, elle fait uvre de philosophe politique et moral en vulgarisant habilement les catégories dAristote et de saint Thomas et en les adaptant aux problèmes de lEtat en construction. Elle y défend linstitution de la loi et limpôt, la bureaucratie centrale et ladministration par des officiers royaux fidèles, elle prend parti dans tous les débats politiques de son temps et propose des normes et des modèles. Ce faisant, elle prouve légale intelligence des femmes et leur droit, naturel, à la parole dans les débats de la société sur le bien commun. Son Livre de la Cité des Dames peut sappuyer sur le prestige de la Vierge Marie pour plaider la cause des femmes dans la chrétienté. Elle vit assez pour voir et chanter les exploits de Jeanne dArc, autre pucelle rédemptrice et preuve vivante des idées de Christine, et meurt avant son martyre de Rouen.
Écrit dans un français clair et fluide, ponctué de formules heureuses et parfois plaisantes, cette biographie se lit très agréablement et avec profit. Françoise Autrand sait sy adresser à tous les publics. Universitaire (ce que Christine na jamais pu devenir), écrivain (comme elle, même si dune autre manière), elle traite son sujet avec une empathie visible, et tout en faisant son métier dhistorienne, semble exprimer des admirations partagées avec son héroïne (pour des chefs comme Charles V, ou des institutions comme lEtat et luniversité
fût-ce ceux de la Troisième république !) et des valeurs personnelles, quelle retrouve dans cette femme intellectuelle. Au-delà du travail scientifique de reconstitution historique et de mise en perspective, on croit sentir lhommage discret dune femme et dune intellectuelle, dune laïque chrétienne sans doute aussi, au parcours exemplaire dune devancière où lhistorienne contemporaine peut retrouver une partie des expériences de sa génération et des analogies. Toutes choses égales, sans lourdeur démonstrative ni idéalisation, Françoise Autrand retrouve aussi le genre du miroir pratiqué par ses Médiévaux, ici celui de la femme libre dans une éternelle condition humaine : il semble que cest laspect moral et politique de ce livre, mais aussi un message sur le sens du métier dhistorien. On pourra donc juger que ce livre est aussi un des plus personnels de lauteur.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 20/10/2009 ) Imprimer | | |