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Les croisades au rayon laser de la délicatesse contemporaine | | | Alessandro Barbero Histoires de croisades Flammarion - Champs 2010 / 7 € - 45.85 ffr. / 124 pages ISBN : 978-2-08-123147-4 FORMAT : 11cmx18cm
Traduction de Jean-Marc Mandosio Imprimer
Lhomme bien propre sur lui de ce début de XXIe siècle ne lira pas Histoires de croisades, ni aucun autre livre qui traite de ces événements singuliers : pourquoi le ferait-il, puisque il a déjà tranché, et que la sentence est irrévocable ? Les croisades, cest démontré, ne furent que pur déversement de furie carburant à la superstition et à la rapacité. Comment dire... Les croisades ne sont pas cool. Mais alors, pas cool du tout
Pas ouvertes, les croisades
Pas fun ! Preuve accablante de leur vice essentiel, ces ripailles fanatiques se sont déroulées, les dates sont formelles, au Moyen Âge. Or, la délicatesse contemporaine déclare le Moyen Âge moisi, et antipodique au cool. Adaptons une boutade de G.K. Chesterton : les seules croisades admissibles sont la croisade contre la poliomyélite ou contre la vie chère, et, à la rigueur, la croisade contre les kilos en trop.
Histoires de croisades dAlessandro Barbero sarticule autour de quatre thèmes : «Quest-ce que la croisade ?» ; «Lépopée» ; «Entre guerre sainte et jihad» ; enfin, «LOccident vu par les «autres»». Classiquement, Barbero décrit les faits multiples ayant présidé à cette ruée vers lest : le désir de pèlerinage sur le tombeau du Christ, lexpansion menaçante des Turcs en Orient dans le dernier tiers du XIe siècle, la croissance économique et démographique en Occident, la maturité de lautorité papale, et enfin loccasion offerte à la chrétienté de se purger du bellicisme féodal. Barbero se penche ensuite sur le caractère épique des croisades ; puis il sattarde sur le concept de guerre sainte : de la domination romaine aux croisades, en passant par la rupture constantinienne, un retournement idéologique sopère au sein des instances ecclésiastiques : du refus initial des chrétiens de participer aux guerres impériales, on aboutit, dix siècles plus tard, à lélaboration du concept de guerre sainte. Barbero traite pour finir, dans un chapitre plutôt bien tourné, du rapport des Francs aux «autres» (pourquoi diable ces guillemets timides de lauteur ? Mystère et cacahuète
Les autres ce Graal obscur de lOuverture tous azimuts sont-ils des spectres flageolant dans les vapeurs dune altérité fluette ?). Barbero rapporte ces beaux et éphémères moments où perce, à rebours de la violence et de lincompréhension réciproque, ladmiration. Au demeurant, lhistorien met bien en lumière ce fait psychologique bien connu qu«il ne sagit pas [
] de reconnaître la valeur de laltérité, et pour ainsi dire, légale dignité de lautre, mais de le ramener à lidentité avec soi-même» (p.117).
Tout ceci fait de très potables aperçus. Hélas pour nous, Alessandro Barbero est un historien moderne, mais sans la carrure dun Duby ou dun Le Goff (lauteur, du reste, de cette amusante pique : «Je ne vois guère que labricot comme fruit possible ramené des croisades par les chrétiens». Le Goff se trompait, naturellement : les Croisés ont également ramené léchalote. Laquelle nest, il est vrai, quune plante potagère
). Barbero veille sans aucun doute à ne point trop abimer ses tigres médiévaux, lesquels ont déjà bien mauvaise presse. En lui cependant, lamoureux protecteur succombe sous les coups du citoyen soucieux de ne point froisser les jupes de dame Tolérance, que lon sait intraitable. Barbero asperge donc son sujet de désodorisant verbal subtilement vanillé, et prend bien soin daffubler ses lecteurs dun masque de protection, avant demmener leurs nez délicats survoler la momie à disséquer. Prévoyant dinévitables haut-le-cur, Barbero prie son sourcilleux public de lexcuser davance pour toute viscère un peu trop jaune ou trop bleue que son sélectif scalpel dhistorien viendrait larder puis jeter sur la table. Cest quil nose aimer quà hauteur de ce que lui concède lépoque, sans parler de limpératif d«objectivité» de lhistorien, lequel nest souvent rien de plus, de nos jours, que le cache-sexe de lincapacité à trancher. L«objectivité» devient alors lautre nom du relativisme.
Les croisades ? «Une entreprise quavec nos valeurs daujourdhui nous jugeons assez discutable, mais qui pour eux [les Occidentaux] était sacro-sainte» (p.16). Certes. La croisade, donc, loin dêtre simplement discutable, est assez discutable. Gracieuses pincettes de lhomme de bonne volonté, et surfine mesure ! À sens unique : trois lignes plus loin, la sacro-sainte objectivité intime lordre de montrer des Musulmans atterrés face à «une horde de barbares sanguinaires venus don ne sait où [
] entrant en terre dIslam, semant la destruction et venant conquérir une de leur villes saintes» (p.16). Les Musulmans, les Turcs au premier chef, navaient bien entendu jamais rien détruit ni conquis auparavant, et surtout pas la ville sainte des autres, pardon : des «autres». Et cependant, que de beaux efforts de nuance Barbero ne déploie-t-il pas ! Il rappelle par exemple cette vérité si simple, souvent molestée, que les actions de lhomme médiéval résultaient dun enchevêtrement complexe de motifs temporels et spirituels.
Très vite cependant, la bouche en cul-de-poule reparaît, et toujours, hélas, à la faveur dune légitime tentative de mise en perspective de lobjet étudié. Voyons par exemple cette analyse : «[
] lune des conséquences les plus déplaisantes des croisades, lun des éléments qui font quaujourdhui il nous est difficile déprouver de lempathie pour les gens qui y prenaient part même si ensuite nous voyons lenthousiasme qui les entraînait et si nous finissons par les trouver sympathiques quand même , est que cest précisément à cette occasion que lon enregistre les premières explosions de violence contre les Juifs en Occident» (p.69). Résumons : les croisés, ces inventeurs du pogrom, toute la fulminante meute des Tancrède, des Godefroi, des Saint-Gilles, des Bohémond, tous ces hommes qui, selon la légende, tranchaient des hommes à cheval en deux aussi facilement quAlessandro Barbero coupe les cheveux en quatre, tous ces furieux, ces fauves assoiffés de guerre et de religion, notre historien les trouve
sympathiques. De joyeux garnements en somme ; des trublions ; des agitateurs. Un peu comme nos humoristes en fin de compte ; un doigt plus massacreurs peut-être. Allons bon ! Si les historiens, eux aussi, samusent à calciner le passé au laser rose bonbon du sympa
Quon lise ceci par exemple, à propos des chevaliers croisés : «Nous avons affaire à [
] des gens qui ont appris à monter à cheval et à combattre dès lâge de sept ou huit ans : ils ne savent rien faire dautre, mais ils veulent se consacrer à Dieu» (p.72). Sacrés chevaliers ! Ces bougres sont incapables, triste engeance, de composer des sonnets, de planter des choux et même de vendre des tabourets. Cest à se demander comment ces grands dadais mono-maniaques ont su établir un royaume à 5000 kilomètres de chez eux et le conserver, tant bien que mal, durant deux siècles
Cerise sur le gâteau, Alessandro Barbero, englué dans son didactisme timide, invite le lecteur à essayer de «comprendre cette dimension épique qui ne nous dit plus rien aujourdhui, mais que les gens dalors ressentaient profondément» (p.25). Quelle sévérité envers nous! Car il paraît que lactuelle sensibilité à lépopée est vivace, et il faut quelle le soit pour que nous soyons si prompts à saisir, par exemple, la dimension épique dune descente en faux radeau de quelques kilomètres de rivière ardéchoise, au cours dun séjour familial décotourisme contrôlé par moniteur accrédité et balise GPS ; cest là, sans doute, une épopée autrement plus épique, plus sympathique également, que le vague ébranlement de dizaines de milliers de gueux et de barons à travers toute lEurope, que le surgissement dune horde fiévreuse qui quitta ses tanières pour aller se jeter dans les confins du monde connu, sans nulle certitude de retour, bravant la faim et les épidémies, pour enfin conquérir la Cité des cités
Alessandro Barbero a écrit un livre de bon aloi sans doute, qui laisse affleurer un fort désir de discernement. Cest souvent intéressant, parfois approximatif, et toujours mal écrit (ou mal traduit ?). Le livre, au total, procure le plaisir dun café tiède bu sur une banquise ; dun café tiède abondamment aspartamisé. Chose intéressante, le style barberien présente à loccasion ce mixte inconscient, observable un peu partout de nos jours, de langage soutenu et de baragouin bisounours. Naissent alors sous nos yeux ébahis dinédites formes, hybrides de laïus universitaire et de discours pour bébés. Ainsi apprend-on quen certaine circonstance, «le clergé nest pas content» (p.23) ; trois lignes plus loin, les croisés prévoient non seulement quils gagneront un beau butin, mais qu«en plus Dieu sera content» (p. 23). On tombe aussi nez-à-nez avec des phrases aberrantes ; celle-ci par exemple : «Jusquà quel point faut-il suivre à la lettre les préceptes contenus dans les textes sacrés ?» (p.82). Cette boiterie paraît le clair effet du transfert dans la langue détonnantes approximations touchant la question centrale dans létude que propose Barbero du jihad et de la guerre sainte du rapport à leur livre des religions islamique et chrétienne. Barbero déclare ainsi sans ambages que «personne ne peut nier que lAncien et le Nouveau Testament ainsi que le Coran furent mis par écrit en un moment historique précis, par des hommes qui les entendaient dicter dans leur tête» (p.55). Non, «Personne ne peut nier». Personne ne peut concevoir le processus décriture des divers textes sacrés autrement que comme le résultat du vrombissement à travers les âges de caboches dhommes élus, transformées pour loccasion en cocottes minutes de la parole divine. Daucuns le font pourtant ; Rémi Brague, par exemple : «Pour le christianisme, lobjet révélé nest pas le Nouveau Testament, cest la personne du Christ lui-même [
] Dans lislam, lobjet révélé est vraiment le livre. [
] Dans le judaïsme et le christianisme, le livre saint est un livre inspiré, cest-à-dire écrit, composé, réfléchi par des hommes simplement «aidés» par Dieu [
]» (in Du dieu des chrétiens et dun ou deux autres, Flammarion, 2008).
Pour conclure, si Histoires de croisades est un livre correct, personne ne peut nier quil manque de cuisse au regard des études plus charnues des Jean Flori et autres Jacques Heers.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 11/05/2010 ) Imprimer
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