| Michael Barry L'Art figuratif en Islam médiéval - et l'énigme de Behzâd de Hérât (1465-1535) Flammarion 2004 / 75 € - 491.25 ffr. / 399 pages ISBN : 2-08-010205-2 FORMAT : 25x32 cm
L'auteur du compte rendu : E. Bain est agrégé dhistoire, il est actuellement allocataire-moniteur à lUniversité de Nice Sophia-Antipolis, où il prépare une thèse en histoire médiévale. Imprimer
Le seul titre de cet ouvrage semble paradoxal : comment juxtaposer art figuratif et Islam ? Selon une vulgate maintes fois répétée et spectaculairement illustrée par les Talibans, lIslam serait une religion iconophobe prohibant toute peinture figurative. Cest précisément contre cette idée reçue quest écrit ce livre qui veut avant tout faire connaître un autre Islam, familier de la civilisation occidentale, et dans lequel la peinture figurative a toute sa place.
Or, cest justement dans lactuel Afghanistan, à Hérat, qua vécu, au tournant des XVe-XVIe siècles, Behzâd, le maître le plus fameux dun art figuratif, connu sous le nom contestable de «miniature persane», qui sest épanoui du XIVe au XVIIIe siècles entre lactuel Irak et lInde. Cest lensemble de cet art qui ornait les livres précieux des cours princières que présente cet ouvrage, même sil se concentre plus particulièrement sur la figure de Behzâd. Il en décrit la redécouverte, le contexte social et politique, le contexte artistique, les thèmes, les peintres les plus fameux, mais surtout le contexte philosophique et théologique.
En effet, au-delà dune simple présentation superbement illustrée de cet art, cet ouvrage sattache à en montrer lenracinement religieux. La thèse de lauteur consiste à soutenir que cette peinture figurative nest pas une entorse aux règles islamiques, permise par la puissance des commanditaires, mais lexpression dune pensée mystique. Autrement dit, il existerait, en Islam, une pensée de licône qui a permis le développement de ces miniatures figuratives et lart de Behzâd. Michael Barry sappuie pour cela sur une triple argumentation.
Dabord, il montre combien cet art a été souhaité par des princes soucieux de ne pas sopposer aux préceptes islamiques, et soutenu par des autorités religieuses éminentes. De même Behzâd a pu être considéré comme saint. Il serait donc exclu de considérer ces miniatures comme des exceptions à la règle. Ensuite, cest le point clé de cet ouvrage, principalement développé au chapitre 4, il montre comment Djâmi (1414-1492), contemporain de Behzâd et autorité religieuse la plus respectée de son temps, a opéré la synthèse des pensées dAvicenne (980-1037), IbnArabî (1165-1240) et Nezâmî (1141-1209) pour aboutir à une justification philosophico-théologique de la peinture figurative, qui se fonde dune part sur la sainteté du peintre, qui fait de lui un miroir de la divinité et charge son trait dun souffle divin, et dautre part sur un soufisme dinspiration néoplatonicienne qui permet de concevoir le passage du visible à linvisible.
Enfin, Michael Barry, dans un dernier chapitre, défend lidée que lart de Behzâd est chargé de symboles religieux quil faut reconnaître et interpréter. Il se livre à ce décryptage à propos dune miniature, Alexandre et lermite, dont il présente tous les symboles : les trois serviteurs qui désignent les trois facultés de lâme, le cheval tenu par les rênes qui est une image des sens qui sont maîtrisés, lhumilité du vizir qui montre les limites de la science rationnelle etc. La fonction de cet art figuratif musulman serait donc dabord religieuse.
Michael Barry offre un livre dune grande érudition, dans lequel se croisent aussi bien le Coran, les théologiens et poètes musulmans, que les grandes figures de la pensée grecque (Platon, Aristote) et occidentale (Thomas dAquin, Dante, Shakespeare), mais aussi la peinture chinoise, le bouddhisme, et même Matisse influencé par une exposition de «miniatures persanes». LIslam apparaît alors comme la pensée capable de synthétiser, de reprendre, denrichir ces différents courants.
Malheureusement son interprétation des images, particulièrement dans le dernier chapitre, est plus contestable que son étude des textes. Elle repose en effet sur une méthodologie qui considère les images comme les illustrations des textes, et donc elle les interprète à la lumière de ceux-ci. Cette démarche, qui était celle dEmile Mâle dont lauteur se revendique, est aujourdhui rejetée par les historiens de lart, dont le scepticisme apparaît indirectement dans létonnante préface de Stuart Cary Welch, grand spécialiste de ces miniatures, qui, en plusieurs pages, naccorde que deux ou trois phrases convenues au livre quil présente !
Cet ouvrage est donc un «beau livre» aux illustrations magnifiques, un livre dhistoire de lart, un livre sur la pensée musulmane de limage, mais surtout le dévoilement dun Islam autre que celui des intégristes ou des penseurs du «choc des civilisations», un Islam dune grande richesse mystique, intellectuelle, esthétique et humaine.
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 18/07/2005 ) Imprimer
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