Marc Hersant Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon Honoré Champion 2009 / 145 € - 949.75 ffr. / 938 pages ISBN : 978-2-7453-1784-1
L'auteur du compte rendu : Pascal Cauchy est chargé d'enseignement à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il a étudié l'histoire et l'historiographie de l'Union soviétique et le militantisme au sein du Parti Communiste français. Il collabore à plusieurs revues de sciences sociales (Vingtième siècle, Revue d'histoire, Communisme). Il est conseiller éditorial auprès de maisons d'éditions françaises. Imprimer
La lecture des mémoires du duc de Saint-Simon est une expérience et une aventure exceptionnelles. Beaucoup sy sont essayés et souvent avec un bonheur communicable, quil sagisse de Stendhal, de Sainte-Beuve, de Proust, de Montherlant, de Paul Morand, ou dhistoriens qui y ont cherché matière à mieux connaître la fin du règne du grand Roi. Mais la lecture historique, pour sa modeste part, a des soucis propres, lénoncé des faits avérés et ladministration de la preuve. La question de la vérité est demblée posée par ce gros livre de monsieur Marc Hersant, dès lors que le duc se pose lui-même en historien écrivant «lhistoire et plus singulièrement celle de son temps».
Écartons donc les jugements rapides sur un aigri rapportant mille détails insignifiants confondus dans une immense fontaine à ragots. Écartons, aussi, les approximations, les erreurs que comportent les dizaines de milliers de pages du manuscrit, cela na guère dimportance. Écartons enfin un instant le problème, qui peut paraître ennuyeux, des partis pris de lauteur, de ses obsessions, de ses colères ouvertes ou de ses rages rentrées (nous les retrouverons). Une fois cet équarrissage préalable fait, nous navons pas pour autant une «uvre littéraire» au sens commun où nous lentendons, fabrique délibérée de fiction ou projet esthétique démesuré, mais bien une uvre historique, une uvre dhistorien non reconnue, écartée des rayonnages de bibliothèques où vieillissent honorablement les nombreux tomes de Michelet, de Thiers ou de Lavisse.
Est-ce le fruit dune injustice à légard dun aristocrate nostalgique dun âge dor peu compatible avec lidéal démocratique dont firent profession les historiens français depuis Quinet ? Est-ce plutôt le manque de respect dû aux règles dexactitude de la profession ? Il y a un peu de tout cela dans la mise à lindex académique. Et pourtant, sil fallait prendre Saint-Simon pour ce quil dit être, à savoir un historien dans la pleine possession de son art, et considérer de bonne foi ce quil proclame faire, dire la vérité ? Cest le pari et la thèse de monsieur Marc Hersant.
Le Discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint-Simon a mille facettes. Limmensité, la démesure même de luvre, suppose une dynamique, une passion de la vérité. Quelques points forts en assurent le crédit. Le temps tout dabord, que mit le duc à écrire les mémoires. Ce temps fut sa seconde vie, succédant au temps de la cour ; comment ne pas imaginer dès lors une intensité de lécriture comparable à lintensité du vécu ? Ce sentiment est renforcé par la passion, parfois la jubilation, que le duc retrouve quand il évoque tel ou tel épisode et dont les sommets sont atteints dans la peinture de la nuit qui vit Monseigneur trépasser ou le célèbre récit du lit de justice de 1718. Le temps de lhistoire et le temps de lénonciation sont confondus ou abolis, comme on voudra. La vérité du moment est alors palpable. Sans doute, pour reposer son lecteur, Saint-Simon se fait parfois conteur, mais il ne séloigne jamais du réel. Dans lanecdote rapportée sur tel ou tel personnage, lauteur nest jamais bien loin, car il en est souvent le témoin privilégié.
Le portrait, le genre le plus connu et le plus apprécié - des mémoires, participe également à ce discours de vérité. Certes, les portraits des mémoires sont détachables à lenvie et font le bonheur des fabricants de morceaux choisis, mais il y a le risque de réduire la figure de «fouine» de labbé Dubois, ou le portrait taillé au duc du Maine, sans parler de celui de «la Scarron devenue reine» (Maintenon), en une galerie inerte, figée pour la postérité. En les réintégrant au récit, ils retrouvent toute leur puissance et leur place dans la chronologie du temps qui est celui de lhistoire et de lécriture. Ils participent à leur manière au réel, vécu et rapporté par le duc dont le souci du rang et des hiérarchies du milieu et de lépoque rend nécessaire, vital même, lexposé de vérités singulières, presque au sens juridique des termes. Mais «léloge de lindividu» nest pas larbre qui cache la forêt. La vérité se retrouve plus haut, dans luniversel. Pour latteindre, le duc de Saint-Simon a deux cordes à son arc dhistorien : la mort et le lignage.
Homme de son temps, ce temps si bien étudié par Paul Hazard (érudit aujourdhui injustement oublié), le duc est familier de la mort. Sa fréquentation régulière provoque cette angoisse universelle si présente dans les mémoires. Quand la mort surgit, le temps est à nouveau dilaté, suffisamment pour que le récit redevienne histoire. Philippe Ariès avait brillamment attiré le regard de lhistorien sur limportance de la mort dans lévolution des sociétés modernes, des pages entières de Saint-Simon en disent long sur le sentiment dune époque où lon vit avec la mort, avec ses morts. La proximité avec les choses de la vie ne nuit pas au récit historique.
Le lignage est, dune certaine manière, le contrepoint du trépas. Il sagit de survie pour le duc et ses semblables. Aussi le lignage et lhérédité sont-ils au cur de lécriture historique sous lAncien régime tant ils portent sur leurs épaules la légitimité de lordre social européen. Lobsession de la légitimité, ou le spectre de lillégitimité chez le duc, sont des vérités exprimées avec une telle conviction, une telle intensité, une telle obsession, que le style nous ferait presque oublier que la répétition dont use et abuse Saint-Simon est aussi une méthode pour écrire lhistoire de son temps. Le sujet nest pas mince car la question du lignage est une des vérités structurantes de la société dAncien régime et plus encore de celle du Grand siècle finissant. Saint-Simon est noble, cest aussi sa vérité.
Enfin Saint-Simon est chrétien, (qui ne le serait pas à lépoque !) ; sans être janséniste, il a la certitude dapprocher une autre vérité qui nest pas celle du quotidien des mortels. Cette dimension spirituelle quil ne faut pas laisser échapper, participe aussi, à sa place et à sa façon, à lécriture de lhistoire (ce nest pas Jean Delumeau qui nous contredirait). Au fil des chapitres, nous approchons du but et nous sommes presque convaincus de la sincérité et de la vérité du travail dhistorien annoncé par le duc. Il reste une objection.
Sans doute les «mémoires» peuvent-elles être lues comme un chef duvre sociologique, dardant le «spectacle de Versailles». Emmanuel Le Roy Ladurie lavait montré de façon éclatante, mais nétait-ce pas réduire le travail surhumain de Saint-Simon à celui dun témoignage aussi subtil et précieux soit-il mais sans doute un peu fade malgré la variété de lexpérience (le duc fut homme de guerre, courtisan et diplomate) ? Et puis, y avait-il pour cela besoin de tant de pages ? Fallait-il tant dinquiétudes et dangoisses chez un homme devant son passé révolu ? La thèse remet les choses daplomb. Il y a un temps qui passe, celui de la cour, et qui sapprête à devenir le temps qui reste, celui de lécriture, les deux moments se rejoignent pour nen former plus quun à la lecture : un moment de vérité. Lévénement et les mémoires ont fusionné. La perspective de luvre est définitivement plus large. Pas de roman donc, pas dessai sociologique non plus.
Ainsi, tout cela mis ensemble éclaire avec conviction le projet des Mémoires. Il sagit bien dune écriture historique irréductible car «acte humain total et original». Par sa thèse, Monsieur Hersant a bien rétabli le duc de Saint-Simon dans ses droits imprescriptibles dhistorien, et parmi les plus grands sil vous plait ! Pour cela, que lauteur de la thèse soit remercié et pour son encouragement à lire les Mémoires dans leur impressionnante dimension, quil le soit derechef.
Pascal Cauchy ( Mis en ligne le 03/11/2009 ) Imprimer |