|
Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
| Marcel Brion Mozart Perrin 2005 / 22.50 € - 147.38 ffr. / 408 pages ISBN : 2-262-02375-1
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Lopération «année Mozart» (il est né en 1756, il y a 250 ans) devait valoir au compositeur le plus célèbre du monde un nombre important dhommages commerciaux au désintéressement suspect entre éditions de CD pour toutes les bourses et livres plus ou moins sérieux. On dira que ce tribut opportuniste est de ceux qui font découvrir quelques joyaux et que tous les vecteurs de vulgarisation sont bons à prendre. Peut-être. Il est cependant révélateur des intérêts en jeu que les meilleures vulgarisations sur Mozart, sans parler des grands livres faisant autorité (lexcellent Mozart de Jean et Brigitte Massin de 1970 ou celui de langlais H.C. Robbins Landon, qui a aussi dirigé un excellent dictionnaire), soient les moins exposées.
On mesure alors mieux lutilité de la réédition du Mozart de Marcel Brion (1955) et les mérites de ce livre. LAcadémicien Brion a beau avoir un beau style simple, classique et vivant, la culture et la sensibilité dun excellent germaniste spécialiste de la littérature allemande, la subtilité dun historien de lart, lart de raconter la musique sans technique musicologique, il ne sera peut-être pas la porte la plus empruntée pour rencontrer lhomme Mozart. Mais depuis 1955, il garde sa fraîcheur et lélégance de ce temps, où les biographies savaient être intelligentes et faire oublier le travail des fiches. Nulle lourdeur ici, nulle pédanterie. Linformation elle-même a à peine vieillie, sur des détails. De la psychologie sans psychanalyse. Lesprit est là, celui de lauteur qui voue un culte pudique à son héros ; celui aussi de Mozart. Dans le déploiement dune histoire riche et allante qui, sans dissiper le mystère de la création et de luvre, rend témoignage du destin étonnant de ce météore, Brion raconte avec talent Mozart, vie et uvre, en sappuyant sur la bibliographie déjà fort savante de son temps.
Celui qui signera «Amadeo» (et non «Amadeus») à la mode italienne par amour de ce pays de musiciens (en remplacement de son Johannes Wolfgang Theophilus), fut dabord Wolferl, la joie et le triomphe de son père Léopold. Celui-ci, musicien talentueux, excellent professeur, habile manager de lenfant prodige, découvrant à son étonnement létendue des dons de son jeune fils, décide de sacrifier sa carrière décevante pour se consacrer à faire le plus grand musicien du monde. Mais pour cela il faut dabord attirer lattention et largent de la bonne société, qui naime rien tant que les singes savants et autres miracles. Léopold compte bien se mettre linfluent Grimm, faisant la propagande de la musique allemande, dans la poche. Brion nous entraîne dans un voyage très vivant à travers lEurope. Si la cour de Vienne fait fête avec tous les égards aux Mozart, il faut subir aussi les humiliations de principicules allemands despotiques, comme celui qui brime le jeune Schiller alors que les Mozart font le pied de grue sans être reçus.
Il faut bien rentrer à Salzburg, et se remettre au travail pour structurer le génie. Brion rappelle que Mozart neut pas une enfance «cool», mais excitante, faite de voyages fatigants et dépaysants, de rencontres extraordinaires, et aussi très disciplinée sous un père rigide et sévère : il ne fallait pas que lenfant fût gâché par la tournée européenne et se laissât monter une gloriole à la tête ! De cette éducation, Mozart fut toujours reconnaissant à son père, quil vénérait juste après Dieu. Il est vrai que lenfant avait dincroyables dispositions, des dons en effet divins. Le père Mozart a réussi à garder sa fonction de maître de chapelle chez le prince-évêque mécène, linfect Colloredo, mais le jeune Mozart ne supporte pas les humiliations de la livrée de domestique, le statut que laristocratie réserve à ses musiciens. Geste historique : comme plus tard Haydn partant faire carrière à Londres se frotter avec grand succès au business des concerts en société bourgeoise, Mozart se fait musicien-compositeur free lance. Cest un jeune homme libre qui sémancipe vivement de son despote de prince, plus respectueusement de son père. Brion rappelle limportance psychologique de son mariage damour avec la chanteuse femme-enfant Constance Weber, à laquelle il sera beaucoup reproché par la postérité. Mariage presque avec sa famille, par besoin damour exprimé, contre lavis dun Léopold jaloux et suspicieux. La mort de Léopold met fin aux tensions familiales sur le mariage avec Constance, mais prive léternel enfant de son meilleur «coach». Les prophéties du paranoïaque vont se réaliser. Mais entre temps, quelle créativité, quelle uvre laissées au monde !
Brion défait limage du Mozart rangé de porcelaine du XIXe siècle, pour montrer un vivant. Sil ne détaille pas ce que la correspondance nous donne à voir des tendances scatologiques et des coquineries sexuelles bien innocentes, il place luvre dès la jeunesse sous le sceau dune réelle originalité de moins en moins maladroite, de plus en plus nourrie de ses maîtres (les Pères Sammartini et Martini, CPE Bach qui lui fait connaître Jean Sébastien dans une époque qui loublie, et bien sûr le grand Joseph Haydn, que Mozart appelait affectueusement «Papa Haydn», qui aimait et admirait tant son jeune ami quil regrettait de ne pouvoir convaincre les cours dEurope de la supériorité absolue de son génie). Brion rappelle que Mozart, sil avait une incroyable facilité dinvention, avait aussi beaucoup assimilé et repensé, que le «miracle» ne sortait pas de rien ! Encore lécole de Léopold. Il montre aussi que Mozart appartient par ses thèmes et sa sensibilité au pré-romantisme germanique («Sturm und Drang») même si chez lui la part des passions ne conduit jamais à lenfermement subjectif, au désespoir absolu ou à léchec irrémédiable dun certain romantisme. Goethe qui, fils bohême de notables, lavait vu passer enfant prodige à Salzburg, devait radicaliser lopposition classicisme sain/romantisme morbide : Mozart est dun classicisme pré-romantique qui, loin de toute froideur stoïcienne, met en scène les passions du monde sans perdre la perspective ni la mesure.
Ce génie qui gérait si mal ses deniers était lantithèse du bourgeois. Le travail lui était passion créatrice, invention ludique, approfondissement des possibles pour la gloire de la musique. Sans philosophie, Mozart savait dinstinct que largent est fait pour être flambé et que la folle sagesse de la vie est la jouissance du présent. Sans égoïsme ni ressentiment ni culpabilité. Un éternel enfant, débordant de vitalité, tellement sûr de son génie quil nen parlait guère, que Nietzsche aurait pu donner en exemple du surhomme bien compris à ses disciples. Démocrate avec les Grands du monde, Mozart était heureux de prodiguer généreusement ses dons à de riches amateurs éclairés, mais détestait être traité en inférieur par les fausses aristocraties : Mme de Pompadour qui refuse de se laisser embrasser, il la rembarre de la belle manière : «Qui êtes-vous donc pour refuser de membrasser ? Limpératrice dAutriche elle la fait !» Bien envoyé, Wolferl !
Ce sens des vraies hiérarchies et dune communion spirituelle des élites éclairées la mené à la franc maçonnerie, sorte de société idéale, fraternelle, humaniste, cosmopolite et universelle, reconnaissant la convergence croissante des esprits vers leur destination damour en Dieu. Brion rappelle avec nombre de spécialistes la sincérité de la foi catholique de Mozart (un pratiquant) et sa parfaite compatibilité avec sa maçonnerie dans lesprit du siècle. Sil est excessif dy voir un engagement franchement subversif, il y a dans le déisme de Mozart le principe dune re-fondation de lordre social, dune harmonie des natures et des capacités selon lordre et la justice, qui nest pas non plus un prudent conservatisme légitimiste. La musique de Mozart, toute sa musique et pas seulement celle quil est convenue de classer comme «religieuse», prend le sens dune dramatisation symbolique du jeu de lunivers, une ostension symbolique de la victoire de lordre divin. Brion aurait pu citer à ce sujet le beau livre du protestant Karl Barth, inventeur de la théologie dialectique, qui, admiratif de ce musicien catholique mais plus encore chrétien, parlait de «message dialectique» chez Mozart, lensemble de luvre formant une célébration du mystère du cosmos et une invitation à y participer sans regret.
De fait, cette musique exprime un oui en dépit du mal à lexistence, la victoire finale de la lumière sur lobscurité, du soleil dune grande Raison sur les excès mortifères de la Reine de la Nuit et de ses pitoyables séides. Le chapitre de Brion sur La Flûte enchantée est bien le moment de montrer, outre le sens inné chez Mozart des collaborations fécondes, que luvre peut se récapituler dans ce conte symbolique, opéra populaire en langue vulgaire (Singspiel) destiné à tout frère humain, mais aussi appel à la vocation des initiés. On complètera ce chapitre de Brion par La Flûte enchantée opéra maçonnique de Chailley. Cest lambiguïté de Mozart qui en fait le plus universel des musiciens. Catholique sans dogmatisme, franc-maçon convaincu de luniversalité de la quête du sens et de la réconciliation dans lamour, il fait tourner le monde autour du destin des hommes. Même en ce quil doit à des Lumières naïves, Mozart nous reste proche comme une vieille nostalgie, un optimisme de volonté.
Il meurt, à 35 ans, sans le sou, à la tâche sur son Requiem, au service dun commanditaire «imbécile vaniteux» qui sera pour nous «linstrument du destin». Mozart, angoissé de mourir avant de finir sa messe funèbre, ne peut que sentir lironie de sa fin : cest en fait son tombeau quil laisse. Brion ne cherche pas à identifier le mal fatal (la médecine de lépoque naide pas à faire le diagnostic !) et évite toute dramatisation excessive de cette mort, qui a suscité pitié et indignation des romantiques : la piste policière du complot de Salieri (fruit de limagination de Pouchkine) nest même pas évoquée. Brion garde cependant de la légende romantique limage (Beethoven en avait un exemplaire) du corbillard des pauvres suivi du petit chien, sous la pluie, Mozart abandonné, jeté à la fosse commune sous la chaux vive. La recherche nous a appris que Mozart avait peut-être lui-même suivi la conception catholique autrichienne des Lumières (selon les recommandations de lempereur Joseph II) dun enterrement modeste, mais quil fut accompagné de quelques amis et quune cérémonie maçonnique avait eu lieu en 1792, peu après, pour prononcer son éloge de bienfaiteur des hommes. A juste titre.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 07/03/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Mystérieux Mozart de Philippe Sollers | | |
|
|
|
|