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Histoire & Sciences sociales -> Période Moderne |
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Quand les poux font le saint | | | Marina Caffiero La Fabrique d'un saint à l'époque des Lumières Editions EHESS - Civilisations & Sociétés 2006 / 19 € - 124.45 ffr. / 223 pages ISBN : 2-7132-2073-4 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
Traduction de Veronica Granata et Vincent Jolivet.
L'auteur du compte rendu : Historienne et journaliste, Jacqueline Martin-Bagnaudez est particulièrement sensibilisée aux questions dhistoire des religions et dhistoire des mentalités. Elle a publié (chez Desclée de Brouwer) des ouvrages dinitiation portant notamment sur le Moyen Age et sur lhistoire de lart. Imprimer
En dehors de la littérature hagiographique, la France, pays natal de saint Benoît-Joseph Labre, na guère fourni détudes sur ce personnage atypique, né en 1748 et mort à Rome en 1783. Ce nest pas davantage une biographie que propose ici lhistorienne italienne M. Caffiero mais, dans la lignée des études publiées sous la direction de Y.-M. Hilaire en 1984, une analyse de la façon dont Labre a été envisagé comme saint par la postérité ; comment le mendiant a cristallisé sur lui une dévotion populaire ; comment le modèle spirituel dont on en a fait le représentant a été interprété au fil du temps. Les éléments de sa vie et de son comportement ne sont cités que dans la mesure où ils suscitent exégèse et interprétation. On peut regretter que le titre sous lequel le savant ouvrage de M. Caffiero a été publié en français rende si mal compte de son contenu, dont le titre italien (La Politica della santità) était autrement significatif, le terme même de «fabrique», dans un contexte religieux, évoquant spontanément une institution paroissiale plutôt quune élaboration mentale.
Il nen reste pas moins que le livre est passionnant en ce quil permet de saisir le processus selon lequel un mendiant repoussant est proposé, à travers des faits de société et des événements historiques, au fil des évolutions de la mentalité, en modèle de sainteté, en nouvelle figure rédemptrice, image du Christ même.
Vivant paradoxe que celui de ce pouilleux pèlerin, faisant fi de tous les codes sociaux bien implantés au XVIIIe siècle, passant son temps à prier et à mendier au lieu de travailler, entretenant volontairement sa crasse, en dehors de tout cadre institutionnel et ecclésiastique. Pourtant les dévotions quil porte à Marie, à ladoration eucharistique, au Chemin de Croix font de lui un propagateur de ces nouvelles formes de religiosité. Sa «fama» simpose dès sa mort dans le milieu populaire où il a vécu. Des cardinaux, des recteurs sintéressent à sa cause, précisément, explique lauteur, parce que sa spiritualité et son genre de vie symbolisent le raidissement catholique envers les valeurs modernes de la culture et de la raison, en cette époque de Lumières ennemies de la religion. Sa cependant tardive canonisation (1881) se situe comme une illustration de la réaction catholique du XIXe siècle, à lissue dune évolution des mentalités religieuses dont lauteur suit les différents moments. Une canonisation qui représente un des aboutissements de la spiritualité catholique du XIXe siècle, pétrie de vertus de pénitence et de rédemption, où lémotivité a une part prépondérante. Le nouveau saint, en même temps, illustre le retour à un idéal médiéval dérémitisme et de pérégrination. Une spiritualité peu «exemplaire» toutefois, car elle a entraîné peu de disciples ; M. Caffiero voit dans le Curé dArs un des rares fils spirituels du pauvre de Rome.
Lanalyse effectuée par lhistorienne se fait particulièrement précise quand elle envisage la place de la mémoire entretenue sur le «modèle Labre» dans les conflits existants dans la société catholique romaine de la fin du XVIIIe siècle ; ceux-ci ont opposé les personnalités et les groupes qui se sont faits, dès la mort de Labre, les promoteurs de ses vertus, par lécrit, ou par la création et la diffusion dimages. Par un mouvement circulaire, les promoteurs de la cause du futur saint en même temps soutiennent et sappuient sur leur héros. Cest à la fin du livre que la grande connaissance quelle a des milieux romains de lépoque moderne permet à lhistorienne de disséquer la façon dont les congrégations masculines et féminines de pieux laïcs se sont idéalement accaparé le modèle de vie de Labre.
Au même moment, celui-ci est érigé en prophète des événements révolutionnaires français, une image quasi officielle dès le deuxième procès de canonisation qui se déroule au cours des années 90 du XVIIIe siècle. Et même si le personnage na guère eu de postérité, la dévotion au saint en devenir est bien vivante dans les milieux contre-révolutionnaires que sont par exemple les Vendéens. Il faut suivre pas à pas la démonstration, souvent convaincante, dune chercheuse tout emplie de son sujet, et il est impossible de rendre compte, en quelques lignes, des implications successives de la figure de Benoît Labre au cours du siècle qui sépare sa mort et sa canonisation officielle.
Létude au scalpel de M. Caffiero sappuie sur les textes, abondamment cités, émanant des témoins et des acteurs de la fabrication du saint. Ils sont donnés ici en traduction française, la source italienne figurant en note. Une dizaine de planches, judicieusement choisies, constituent de véritables pièces à conviction. On laura compris, cette savante étude appartient à la littérature historique, sans aucun caractère apologétique. Et quelle magistrale leçon de méthodologie !
Jacqueline Martin-Bagnaudez ( Mis en ligne le 27/06/2007 ) Imprimer | | |
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