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Un marteau sans maître
Jean Delumeau   Le Mystère Campanella
Fayard 2008 /  28 € - 183.4 ffr. / 592 pages
ISBN : 978-2-213-63634-4
FORMAT : 15,0cm x 22,0cm

L'auteur du compte rendu : agrégé d’histoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il a fait des études d’histoire et de philosophie. Après avoir été assistant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à l’histoire des polémiques autour des origines de l’Etat russe.
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Le vrai nom de Campanella (1568-1639) était Martello (petit marteau), peut-être du fait de la tradition d’artisanat de sa famille (son père était cordonnier). Le choix de Campanella (la clochette) procèderait de la volonté, précoce, de se présenter en vigile de la raison réveillant l’humanité endormie : témoignage d’une assurance juvénile jamais abandonnée et du sens d’une vocation. Le suffixe laisse songeur : ce diminutif ne peut être dû à la modestie, absente du personnage ; s’il allait au jeune Campanella, il correspond déjà moins au marteau sans maître de la maturité, qui aurait pu garder son nom initial ! Car très vite Campanella devient celui qu’il est et que ses maîtres devinent et pour cela sortent de son humble condition roturière et rurale : passionné de vérité, avide de savoir, curieux de tout, raisonneur et questionneur de toute autorité, hyper-mnésique, hyper-actif, boulimique de lectures, provocateur ; la cloche de cet esprit indomptable résonnera un jour dans tout l’occident de la seconde Renaissance, appelant les esprits à dépasser les conformismes et à oser penser à nouveau. C’est peut-être sa qualité d’écrivain à l’œuvre pléthorique, agissant longtemps indirectement sur la société par ses disciples plus ou moins fidèles et son long enfermement de 26 ans dans les prisons catholiques, qui constituent la sourdine et justifient cet étrange nom… A moins que ce ne soit la volonté d’agir discrètement et prudemment et de diffuser un enseignement hétérodoxe en rusant avec les autorités, sans trop attirer leur attention ? Sur ce plan, Campanella aurait été trop modeste : il sera bien remarqué et paiera cher cette erreur.

Le livre que publie Jean Delumeau (Professeur au Collège de France, qu’on ne présente pas) est la première biographie française consacrée à un auteur qui est connu chez nous avant tout comme un des grands noms de l’utopie grâce à sa fameuse, brève et si peu lue Cité du Soleil. L’idée lui en serait venu après une discussion avec Marguerite Yourcenar, qui venait de publier L’Œuvre au noir, roman historique inspiré de l’itinéraire tragique des grands hérésiarques Giordano Bruno et Campanella, et qui envisageait un nouveau roman sur ce dernier. Historien bien connu du christianisme, notamment catholique, Delumeau se propose de faire connaître à la fois le vrai Campanella, dégagé de certains a priori des Lumières et de la Libre pensée, aussi bien que de ceux d’une lecture communiste athée, et en même temps la complexité réelle du christianisme de cette époque : Campanella est un catholique, certes original, de son temps, dans une synthèse typique de la Renaissance entre magie, astrologie, platonisme et évangélisme et pas un déiste anticlérical caché sous le froc du moine dominicain qu’il était, mais dans cette époque de fermentation des idées et des croyances, d’affirmation croissante de la subjectivité et de la liberté de penser, la synthèse qu’il ne cesse de proposer à son Eglise entre en contradiction avec la Réforme catholique du Concile de Trente, qui normalise la vérité de la foi et crée le catholicisme moderne jusqu’à Vatican II au moins.

Face à l’institution, Campanella ne fait pas le poids, mais il ne mourra pas sans avoir marqué son temps ni laissé un héritage. Hostile à la normalisation thomiste du christianisme qu’il jugeait conjoncturelle, Campanella est victime d’une nouvelle normalisation (déjà néo-thomiste), mais il mine avec l’autorité d’Aristote l’édifice du catholicisme officiel, or il n’y a de catholicisme que dans la définition d’une orthodoxie et d’un magistère appuyé sur une tradition : par là, son œuvre possède – comme le sent l’Eglise et les pouvoirs qui tiennent leur légitimité du droit divin – une puissance explosive et participe d’une déstabilisation du savoir constitué et des pouvoirs sociaux.

Delumeau suit le parcours de cet électron libre qui fascine et inquiète. Un enfant de Calabre, très vite remarqué et sur qui on fonde de grands espoirs dans une crise grave de la chrétienté : ce surdoué des études, sûr de soi et imaginatif, porté à la controverse, pourrait contribuer à rétablir l’unité de la chrétienté… sous la direction de la papauté. Mais très tôt insatisfait de la doctrine dominante, il bouillonne en marge de l’orthodoxie : il ne veut pas être rhéteur et polémiste, mais un savant moderne et à l’ambition encyclopédique. Moine dans l’ordre de saint Thomas pour étudier, il excuse le docteur saint d’avoir dû composer avec la mode désormais dépassée de l’aristotélisme… Sincèrement théiste et chrétien à bien des égards, Campanella est aussi, comme beaucoup alors, platonicien : d’où son engagement audacieux pour Galilée et la mathématisation de la nature, de même que pour la magie et les horoscopes ; d’où aussi sa conception large de la vérité comme accord entre une religion naturelle (celle des philosophes) et la révélation (un accord qui se fait souvent au prix d’une critique de la position officielle) ; ou encore son utopie de société parfaite. Les choses sont ambigües, comme l’époque : en un sens, Campanella participe du moderne par une tendance à la rationalisation mathématique dans la connaissance et l’organisation sociale (une tendance à l’eugénisme et à une communauté fondée sur un fonctionnalisme utilitaire).

Delumeau s’attache à montrer les constantes et les évolutions, à trier entre croyances profondes et déguisements de sa pensée. C’est que Campanella a tâté de la prison et de la torture avec un courage et une endurance qui suscitent l’étonnement et l’admiration. Il faut dire qu’à côté de son hétérodoxie, le royaume de Naples lui reproche d’avoir suscité un complot contre la Couronne d’Espagne. Nullement indépendantiste pourtant, celui à qui l’Italie fasciste dressera en 1924 une statue dans sa région, et même bientôt… défenseur de la Monarchie Universelle espagnole ! Opportunisme ? Pas seulement, car Campanella est surtout partisan de la théocratie pontificale et, dans la filiation de saint Augustin, souhaite une cité terrestre aussi proche que possible de la céleste. Un moment astrologue du pape, l’homme finit sa vie auprès de Richelieu et Mazarin, prêchant la Monarchie Universelle française : les temps ont changé, pas le but. Il conseille ses protecteurs sur les affaires italiennes, et son statut d’astrologue n’est pas pour rien dans les honneurs qu’il reçoit à la cour de Louis XIII. Impressionnant ses contemporains (sauf Descartes et Galilée qui ne le prennent pas très au sérieux), Campanella apparaît alors comme un génie prophétique et fournit sur le jeune Louis XIV un de ces horoscopes étonnants qui feront sa réputation.

Bien écrit, clair et agréable, documenté et accompagné d’une bibliographie utile, le livre est une synthèse utile pour le public français. Il laissera un peu sur leur faim les philosophes, quoiqu’il soit honnêtement informé. La problématique de l’identité du personnage en-deçà de ses apparentes contradictions (p.86) est évidemment incontournable et classique, et nul ne discutera le principe d’une contextualisation sans anachronisme d’un penseur relevant de la Renaissance, processus de compréhension par l’herméneutique historique entamé par Koyré (un peu absent). On ne voit pas toujours cependant ce qui autorise Delumeau à trancher entre sincérité et ruse à propos de certains retournements inattendus de Campanella.

Un bel hommage pour un anniversaire.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 29/04/2008 )
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