| Justin Vaïsse Histoire du néoconservatisme aux Etats-Unis Odile Jacob 2008 / 29 € - 189.95 ffr. / 337 pages ISBN : 978-2-7381-2148-6 FORMAT : 15,5cm x 24cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On aura rapidement vu 2008 et lélection de Barack Obama comme lacte de décès du néoconservatisme en politique : la piteuse conclusion de la présidence Bush, empêtrée dans la crise économique et le bourbier irakien, conclut une présidence des plus controversées. Désignés comme étant les responsables de tous les maux, les néoconservateurs de Washington sont stigmatisés comme des idéologues inconséquents dont la nocivité aurait été mise en lumière par la catastrophe irakienne
Des boucs émissaires ? Des anti-Kissinger ? Ou bien des intellectuels égarés dans le pays réel, lillustration des risques des think thanks ? Sil peut avoir des vertus pédagogiques, le raccourci demeure simpliste. La politique étant le lieu de la complexité, il est bon de revenir sur cette famille politique américaine, pour en saisir lévolution étonnante, les moyens de diffusion autant que loriginalité politique, cela afin den évaluer au final les influences, sans se focaliser sur lhorizon irakien. Cest tout lintérêt de louvrage très attendu de Justin Vaïsse, directeur de recherche à la Brookings Institution et excellent connaisseur des États-Unis (La Politique étrangère des États-Unis, La Présidence impériale
), tiré de sa thèse de doctorat dhistoire.
Car les néoconservateurs ne peuvent se résumer au schéma simpliste de républicains de confession juive, disciples de Léo Strauss, nés à la politique au temps de la guerre froide et revisitant le monde actuel sous ce prisme : distinguant, dans une introduction très problématisée, les trois âges du néoconservatisme, J. Vaïsse montre au contraire que le néoconservatisme, dorigine démocrate, est une nébuleuse intellectuelle autant quune communauté de pensée : un objet qui relève de la culture politique libérale. Ainsi, il éclaire les diverses mues de cette famille, qui naît dans les années 60 au sein dun milieu étudiant soudé par lanticommunisme, pour aboutir à la Maison Blanche, après un virage conservateur négocié dans les années 1970. Cest cette chronologie qui structure louvrage : on démarre la lecture dans les franges du trotskisme à la sauce new-yorkaise, avec quelques étudiants prometteurs, réunis par de communes hostilités (en particulier au communisme et à la contre-culture dans ses diverses expressions) plutôt que par un programme précis, le tout dans un bouillonnement didées contestataires, qui voit naître au même moment, en marge des grands courants, le conservatisme de mouvement et la nouvelle gauche. Une génération sest en quelque sorte mise en marche, mais en ordre dispersé.
Au cur du projet des néoconservateurs, le libéralisme (en version américaine) suppose de sinterroger sur les diverses acceptions du terme, ainsi que sur la manière dont ces conceptions structurent le champ politique. Et forgent une identité. Cela se fait autour de quelques figures et de grands combats, dans un climat de guerre froide. La conquête puis la reconstruction du parti démocrate, le rôle de lEtat et lhéritage du New Deal, ainsi que la politique envers lURSS et, plus largement, le discours de la puissance sont autant de thèmes autour desquels se regroupent les futurs néoconservateurs. Le terme même apparaît en 1965, sous la forme dune diatribe émanant de la Partisan Review, avant de se muer en un label politique sous la plume de M. Harrington en 1972. Il faudra également des lieux (éditoriaux et intellectuels, avec les think thanks) et quelques figures de proues, comme le sénateur démocrate Henry Scoop Jackson (à lorigine dun amendement historique qui marque le retour du pouvoir législatif en politique étrangère dans les années Kissinger... et devenu un personnage cinématographique depuis), pour fédérer le courant et le transformer en une force politique.
Lhistoire du néoconservatisme sorganise donc en trois époques, très distinctes, scandées par la rupture de 1968 (le parti démocrate face à ses contradictions) puis la chute de lempire soviétique entre 1989 et 1991. En une trentaine dannées, le courant néoconservateur aura vu la disparition de ses principaux «adversaires», ce qui lamène, au début des années 90, à reformuler sa doctrine et ses objectifs, au risque de perdre une part de sa première identité et dincarner un «néo-reaganisme». Nés au sein du parti démocrate, les néoconservateurs sont devenus ces «néocons» piliers du républicanisme, alliés objectifs du conservatisme de mouvement (mais pas forcément du gouvernement Bush, souvent critiqué dans les pages du Weekly standard), et qui semblent rejouer les années 80 au sein du parti républicain cette fois. Leurs thèses, notamment en politique extérieure, font alors lobjet dun chapitre éclairant : la démocratie, les droits de lHomme, Israël, le multilatéralisme onusien
J. Vaïsse éclaire efficacement la vision du monde néoconservatrice et la complexité dune politique de puissance assumée (cf. les arguments de Robert Kagan en faveur de la pax americana et lidée dune hégémonie bénigne). A cet égard, le parallèle entre ladministration Clinton (une déception au final pour les néoconservateurs, notamment dans les crises somalienne et du Kosovo) et ladministration Bush savère très significatif.
Pour étudier une culture politique, il est bon de ne pas se limiter aux idées et à leur évolution : sappuyant sur une masse de publications ouvertes (Commentary, The Wall Street journal, The Weekly standard
), ainsi que sur un ensemble de structures associatives, lobbies et think thanks (en particulier la Coalition of Democratic Majority et le Committee on the Present danger, le Project for the new american century
), J. Vaïsse dresse un tableau large de la famille néoconservatrice, ses réseaux, ses lieux de mémoire (Berkeley, le City College de NY, le bureau du sénateur Jackson, les éditoriaux de quelques revues phares, ou encore, plus récemment, lAmerican Enterprise Institute
et le bureau ovale de la Maison blanche
), ses dynasties (les Kristol, les Kagan, les Podhoretz
), ses officines, ses moyens de diffusion, ses conceptions et ses combats, ses hommes liges également (Reagan, Bush fils
mais également Clinton en 1992 !). Une influence manifeste tant en politique intérieure quextérieure. Utilisant fréquemment la technique du portrait pour caractériser tel groupe ou telle époque, lauteur sait ainsi ramener à taille humaine, sans en faire léconomie, le débat didées, et il rend plus aisée, ou plus perceptible, lévolution des idées au fil des générations et des événements.
Complétant nombre de publications récentes sur les conservateurs américains, cet ouvrage historique et théorique apparaît désormais comme la référence, en français, sur le sujet et sur lhistoire de cette famille politique à linfluence indéniable. Écrit avec style (présenter Georges W. Bush comme une «divine surprise» est assez piquant !) et de manière assez accessible, sans tomber dans la téléologie ou la caricature, il sadresse aussi bien aux chercheurs et universitaires spécialistes de lhistoire américaine quaux amateurs dactualité (et un peu au fait de lhistoire politique américaine), curieux dun courant et dune notion plus souvent employés comme motifs journalistiques que comme instruments de compréhension. Nanti dun index précieux, et doublé par un site compagnon, qui permet aux curieux de se plonger plus avant dans le dossier, la bibliographie et les sources (il y a sept années de recherche derrière), louvrage propose ainsi, au lecteur motivé, son propre approfondissement, une manière originale de rendre accessible une thèse de doctorat. Au final, le constat simpose dun grand ouvrage dhistoire politique américaine.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 06/01/2009 ) Imprimer
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