| Guy Walters La Traque du mal Flammarion 2010 / 25 € - 163.75 ffr. / 507 pages ISBN : 978-2-08-123133-7 FORMAT : 15,1cm x 24cm
Traduction de Christophe Magny et Jean-Pierre Ricard
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
1945, la guerre prend fin, la victoire se fête, lEurope se libère. Il est temps dinstruire le procès du nazisme. Mais aux lendemains du procès de Nuremberg, on peut légitimement se demander si justice est effectivement faite
Alors le voilà, ce troisième Reich, matérialisé, incarné par ces 24 prévenus regroupés en deux rangs dans une salle de tribunal ? Où sont les comparses, les techniciens de la Shoah, les Mengele, les Eichmann ? Où sont les chefs de la Gestapo, au premier rang desquels un Klaus Barbie à la réputation defficacité si redoutable. On sait bien que les Alliés ont fait leur marché parmi les têtes bien pleines de lEtat nazi : Werner von Braun, le père allemand de la conquête spatiale américaine, est devenu le père emblématique de ces cerveaux rescapés, et lon a vu encore, dans un ouvrage récent consacré au services de renseignement ouest-allemand, le rôle majeur du général Gehlen, lancien chef des services secrets militaires. Mais les bourreaux dont le seul mérite fut la férocité furent-ils tous jugés ? A la veille de lécroulement du Reich, nombreux sont ceux qui mirent en place des filières, des voies de fuite et des refuges : cest tout lintérêt de cet ouvrage, de mettre en lumière les coulisses de la fête de la victoire, lodyssée du nazisme en fuite.
Une odyssée, car dans cette fuite, il y eut bien des îles, bien des étapes, bien des cachettes, bien des complicités parfois improbables et nombreux furent ceux qui, dans un premier temps, surent gagner des rivages plus tranquilles (notamment en Syrie, en Égypte et en Amérique du Sud, dans lArgentine du dictateur Péron
). Cest cette histoire désormais clandestine du nazisme que Guy Walters reconstitue, en entraînant ses lecteurs sur les traces des nazis en fuite, vivant «comme des taupes» (Eichmann), traversant montagnes et océans, se terrant dans un séminaire romain ou dans des banlieues résidentielles. On croise, dans cette cavale, des sympathisants disséminés dans de nombreux pays, des «honorables correspondants» intégrés dans le tissu socio-économique dEtats neutres et prêts à détourner le regard de ces immigrants particuliers, quelques ecclésiastiques plus dévoués au nationalisme quau service divin. LEurope des Alliées, et ses diverses portes de sortie discrètes !
Mais Guy Walters ne sarrête heureusement pas à cette triste réalité : comme lindique bien le titre de louvrage, il évoque, en contrepoint, la traque, la chasse menée par les États alliés, puis par Israël (avec, en apothéose, la capture dEichmann), ou encore des acteurs non institutionnels (les fameux chasseurs de nazis, dont le modèle pourrait être Simon Wiesenthal, quil présente également comme un correspondant autrichien du Mossad) : une traque en forme de thriller despionnage, avec, en toile de fond, des questions récurrentes. Des questions politiques tout dabord, car dans les plis de la raison dEtat, nombre danciens hiérarques des services de renseignement du Reich ont trouvé un refuge. Un constat simpose, qui nest pas neuf mais bien étayé : au nom de la guerre froide, de nombreux nazis surent se faufiler à travers les mailles des divers filets tendus et même continuer une carrière, notamment dans le renseignement (le cas Barbie est une bonne illustration). Des questions déthique également, le rapport classique entre justice et vengeance, notamment pour les affaires Eichmann et Cukurs, avec, toujours en toile de fond, ce constat obsédant dune relative impunité pour nombre danciens bourreaux (même si, inversement, un Bormann fait lobjet dune traque planétaire
en vain), une impunité dont lauteur fait lui-même lexpérience, en «découvrant» sans guère de difficultés une ancienne criminelle de guerre dans une banlieue autrichienne. Une impunité qui seffrite avec le temps, et lauteur souligne les efforts actuels du Royaume Uni pour retrouver ces vieux fugitifs.
Chaque chapitre est dabord loccasion dune mise en scène : la longue fuite dun Eichmann partant des Alpes autrichiennes, ou lerrance dun Ante Pavelic, nanti dun camion rempli de richesses. Guy Walters sait entraîner son lecteur dans un récit, lamener à se poser des questions, avant dentrer dans le vif du sujet, la discussion frontale des témoignages et des archives (ou du moins ce quil en reste). Pas de tabou non plus dans cette enquête, ni de figure mythifiée : du célèbre chasseur de nazi Simon Wiesenthal, lauteur dévoile les tours et détours dune autobiographie environnée dun flou artistique et très romancée. Certes, on pourra sans doute lui reprocher des jugements parfois sévères sur le personnage, assimilant sa personnalité à son action : même si Wiesenthal a effectivement embelli la réalité dans ses deux autobiographies, sa stratégie de médiatisation et son travail de recensement auront déjà eu comme résultat dattirer lattention sur des crimes, des criminels en passe dêtre oubliés. Mais, en réponse à une polémique grotesque, on ne peut accuser Guy Walters de révisionnisme au prétexte quil montre les ambivalences dun personnage, aussi charismatique soit-il.
Lenquête de Guy Walters se lit comme un roman : la fuite des nazis à travers les Alpes, la traque des maigres services anglo-américains, larrivée de certains à Rome et laccueil fait par Mgr Hudal, les aventures dOtto Skorzeny ou lenlèvement dEichmann
tout cela pourrait, et devrait, être un bon thriller de guerre. Mais il sagit dun livre dhistoire : la fuite des dignitaires nazis, le refuge offert par certaines organisations et certains États à dauthentiques criminels de guerre na rien dune hypothèse dauteur. Louvrage est donc dautant plus passionnant, quil dévoile un aspect finalement peu connu de laprès guerre, le camp des perdants, des fuyards
et de ceux qui, non sans peine, les traquent. Certes, on navigue toujours à vue dans ce bel ouvrage : aucun État ne sest vanté dun tel sauvetage et la difficulté de lenquête menée brillamment par Guy Walters est de recomposer à partir de bribes, de souvenirs, de témoignages indirects et de sources parfois discutables des réseaux, des amitiés, des filières. Très habilement, lauteur montre dailleurs les pièges, les miroirs aux alouettes de cette histoire pleine de secrets et de complots : il écarte ainsi, en étayant solidement sa démonstration, Die Spinne, lhypothétique réseau organisé par Otto Skorzeny, ainsi que la plus médiatique organisation Odessa. Il montre les difficultés de la traque (le cas Bormann est exemplaire). Une méthodologie critique solide au service dune enquête efficace.
Alors certes, on voudrait toujours plus : plus de références darchives, plus de faits avérés
Lauteur propose dailleurs un site compagnon avec documents personnels - pour développer et débattre, et mentionne parmi ses vastes lectures et travaux dans des archives anglaises, américaines ou vaticanes ses propres archives, fruit de son enquête. En tous les cas, une excellente démonstration de ce que le journalisme dinvestigation, dans la grande tradition anglo-saxonne, produit de plus solide et percutant.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 27/04/2010 ) Imprimer | | |