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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Géographe anarchiste
Jean-Didier Vincent   Elisée Reclus - Géographe, anarchiste, écologiste
Robert Laffont 2010 /  22 € - 144.1 ffr. / 425 pages
ISBN : 978-2-221-10648-8
FORMAT : 15,6cm x 24,1cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'État dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.
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Élisée Reclus (1830-1095) est bien oublié du public cultivé. Il fut pourtant le plus grand géographe français de son temps, tant par la qualité scientifique (descriptive et explicative) de son œuvre que par son beau talent de vulgarisateur, sanctionné par un long succès de librairie au service de la géographie et… de la maison Hachette. Cet oubli tient en partie à l’hostilité de Paul Vidal de La Blache, géographe tout aussi talentueux, mais plus bourgeois et plus académique. Reclus ne fut en effet jamais universitaire, peut-être à son avantage et à celui du public, car qui sait ce qu’il aurait donné à son temps et légué à la postérité s’il n’avait dû écrire toute sa vie pour partager ses voyages exotiques d’explorateur ou d’ethnographe : ce désir de savoir et de démocratiser le savoir tout ensemble avait une source commune, une passion de la vérité et de la libération des hommes par la vérité, qui tenait sans doute à une formation protestante de fils de pasteur, dont hérita aussi, dans un autre domaine, son frère Élie. Mais chez les deux frères et surtout chez Élisée, la sincérité passionnée du protestantisme romantique subit une mutation au contact du siècle et de l’état de sciences et devint un démocratisme socialisant, de plus en plus anarchiste, combinant amour de l’humanité et souci de la liberté individuelle dans la communauté : jusqu’au scandale et à l’engagement dans la Commune de Paris. D’où l’hostilité du grand bourgeois Vidal de La Blache.

Ce n’est qu’après 1968, par la réhabilitation du non-conformiste Yves Lacoste et de géographes de gauche, admirateurs de l’engagement existentiel et politique de ce grand précurseur, ami courageux des «sauvages» et des colonisés comme des pauvres et des femmes de l’Occident capitaliste bourgeois, que Reclus sortit de l’ombre et se vit reconnaître le rôle non seulement de grand explorateur dans la lignée d’A. von Humboldt, mais de père de la géographie humaine, historique, anthropologique et politique ; son nom servait d’étendard à une certaine conception du sens de la géographie. On peut apprécier de lui l’idée (heuristique et pédagogique) selon laquelle «la géographie est de l’histoire dans l’espace comme l’histoire est géographie dans le temps». Idée influente : une raison de l’association en France de ces deux disciplines (qui n’existe pas en Allemagne par exemple). Depuis une quinzaine d’années, une littérature biographique, autorisée par l’exemple littéraire de Reclus, use de psychologie hypothétique et même d’imagination un peu romanesque pour faire revivre ce grand existant.

Fort cultivé, Jean-Didier Vincent en a sûrement profité, car il la cite parfois et on ne s’expliquerait pas autrement le ton de son livre, ses digressions et descriptions, qui s’appuient souvent sur une conception décomplexée de l’imagination créatrice du savant (intuition psychologique des situations, hypothèse sur le vécu des personnages), mais aussi sur les correspondances, mémoires et témoignages de Reclus et de sa famille. Si on n’a pas lu la bibliographie en fin d’ouvrage, il est d’ailleurs difficile de savoir où se situent les emprunts de l’auteur et ce qui tient à l’originalité : on peut tout au plus le conjecturer. On n'est pas sûr d’avoir compris les raisons profondes de ce livre, après d’autres, dont il dit grand bien. Il semble que le hasard d’une petite patrie commune, quelques passions (intellectuelles et affectives) partagées et le plaisir intense de la découverte de cet auteur aient suffi à Vincent, qui a ressenti - et pourquoi pas ? - le désir de faire son livre, en neurobiologiste des passions, sur un homme en effet brillant et sympathique, auquel il s’est peut-être un peu identifié et qu’il a voulu faire connaître au grand public, en mettant à son service sa propre célébrité d’auteur.

Vincent n’est pas géographe mais un neurobiologiste fort connu (ses livres publiés chez Odile Jacob sont connus du public intéressé par les liens entre cerveau et émotions) et a fait une brillante carrière universitaire jusqu’au Collège de France, mais il partage avec Élisée Reclus quelques héritages et surtout des passions. Originaire de la même commune, il connaît le pays où la personnalité de Reclus se forma pendant l’enfance et l’adolescence et il partage avec le géographe évolutionniste l’idée de l’importance des origines, des phases initiales de genèse et d’une influence du milieu (naturel et social) sur la formation de l’esprit. Il partage avant tout l’idée que le devenir est l’objet de la science. Vincent partage aussi avec Reclus un naturalisme, alors plus controversé, faisant de l’humain le produit d’une évolution de l’animal, dans le cadre de processus complexes de longue durée qu’il appartient à une science pluridisciplinaire de démêler : chez Reclus (d’ailleurs peu compétent en chimie et en biologie), cette conviction est lamarckienne dans sa jeunesse, avant de se faire darwinienne (Reclus est un des premiers lecteur de Darwin en France) : ici Vincent est bien placé pour mettre en perspective les limites de cette position, à une époque où la génétique manque aux preuves du darwinisme ; au moins Reclus ne tombe-t-il pas dans le darwinisme social (faut-il dire anti-social ?). Sur l'épistémologie de Reclus, la bonne préface à la réédition récente par Soizic Alavoine-Muller (CTHS 2007) de ses articles de La Revue des deux mondes sur "les États-Unis et la guerre de Sécession" fournit une mise au point plus dense et plus fine.

Originalité du livre, J.D. Vincent se passionne (de façon un peu insistante, mais qui plaira peut-être au public actuel) pour la vie amoureuse du grand homme, un «puritain» qui toute sa vie se soigne (de façon rousseauiste ou diderotiste ?) auprès de la nature des origines et parfois des bons sauvages (nudisme, écologie) et en romantique féministe, travaillé par sa libido et une tendance à la séduction, pratique l’amour libre, cédant tout au plus au mariage civil. L’auteur applique de façon un peu lourde parfois ses conceptions de neuroscience néo-darwinienne à la sexualité de Reclus, mais ce n’est pas inintéressant. Au demeurant ce n’est pas le seul domaine où il perçoit chez Reclus des contradictions entre différentes tendances du psychisme et de l’éducation (droit à la violence, etc.) et un effort pour rationaliser.

Le livre n’est pas dénué de quelques mises au point politiquement correctes, plus ou moins utiles ou agaçantes, destinées à éviter des anachronismes sur le sens des idées ou termes de Reclus dans ses textes (le mot «race») et à rassurer le lecteur, mais qui peuvent se discuter : ainsi Vincent se croit obligé à une digression sur la nocivité de l’antisémitisme chez un voyageur humaniste ami des Noirs et par ailleurs dénué de racisme ; l’antisémitisme serait d’ailleurs originellement, hélas, une idée de gauche voire socialiste (Et Balzac ?) ! Encore aurait-il fallu appliquer la prudence (conseillée par lui-même) sur la notion de «race» et expliquer en quoi consistait l’angle socio-économique et psychosocial des dits socialistes et en quoi, pour les ambiguïtés, la gauche n’en était pas plus tributaire que la bourgeoisie libérale, même républicaine à la Ferry (voir son discours de 1885 à la chambre sur les races inférieures face à Clemenceau) ! On a parfois l’impression que l’auteur a trop consulté des «autorités» à la mode, parmi ses collègues, et cherché à être impeccablement de gauche post-moderne : métissage, différence, féminisme, cosmopolitisme, critique des tabous et de la culpabilité religieuse – et d’abord (ou seulement ?) chrétienne - en matière de corps et de sexualité, etc…

Le livre se lit fort agréablement. Il suit la vie de Reclus et s’arrête, avec un à propos-judicieux, sur les expériences-clés et la genèse des idées fondamentales : les œuvres sont présentées dans leur esprit et mises en perspective dans l’époque avec clarté. La biographie sert l’œuvre et donne envie de revenir aux œuvres du grand homme, très humain, quand elles sont rééditées à un prix accessible. Les jeunes géographes qui ne connaissent pas Reclus y trouveront une introduction plaisante et utile, avant d’étudier de façon plus approfondie cette page d’épistémologie historique de leur discipline, en reliant, comme l’esquisse bien Vincent, les liens de Reclus avec la géographie allemande (Humboldt et Ritter), avec la philosophie romantique de la Nature (Schelling), la sociologie et le socialisme (Fourier, Proudhon, Bakounine et surtout Kropotkine).

Il faut remercier Vincent de donner à lire de belles pages politiques de cette philosophie anarchiste, qui sont d’une actualité frappante (sur le prétendu devoir de voter et le danger de la «représentation», à comparer avec Sade et Rousseau, Proudhon et Bakounine) : pour l’intelligence des manipulations politiques, du colonialisme et des ruses sociales, Reclus, avec ses limites, est plus vivant que bien des contemporains. On a aimé aussi les chapitres sur l’anarchie et «le terrorisme», où Vincent nous semble enfin d’une rafraîchissante «inactualité» provocatrice.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 27/04/2010 )
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