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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

L’écriture et la vie
Patrick Cabanel   Chère Mademoiselle… - Alice Ferrières et les enfants de murat. 1941-1944
Calmann-Lévy 2010 /  26.90 € - 176.2 ffr. / 557 pages
ISBN : 978-2-7021-3978-3
FORMAT : 15cm x 23cm

Préface de Mona Ozouf
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«(…) Je n’ai pas l’âme d’une sainte ou d’une ascète (…)», «(…) Ce que je fais est tout naturel (…)», peut-on lire page 131 puis page 208 de cet ouvrage. Qui sont donc ces Justes, longtemps restés anonymes, dont la vie a consisté à sauver d’autres vies anonymes, sans recherche de reconnaissance, par simple évidence humanitaire ?

À cette question, Patrick Cabanel consacre 557 pages à la fois rigoureuses et touchantes. La «Juste» est ici Alice Ferrières (1909-1988), un nom peu connu, lié au sauvetage des juifs, français, notamment alsaciens, et étrangers persécutés en France. «Alice» (ainsi désignée par son prénom tout au long de l’ouvrage) était professeur de mathématiques au collège de jeunes filles de Murat dans le Cantal. Issue d’un milieu protestant intellectuel et ouvert, animée avant tout de valeurs laïques et républicaines elle a su constituer autour d’elle un large réseau d’aide et de protection. Son frère a été déporté de 1943 à 1945 pour faits de résistance. Son beau-frère, Jean Cavaillès, a été exécuté en 1944.

L’auteur de la présente publication et d’une vingtaine d’autres ouvrages est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse-le-Mirail. Patrick Cabanel dirige la revue Diasporas Histoire et société. Spécialiste des minorités religieuses en France et en particulier du milieu protestant cévenol, il rappelle que «250 000 juifs au total ont échappé aux nazis et à l’État français du maréchal Pétain» grâce à ces «héros sans armes, sans éclat, sans gloire (…)». Chère Mademoiselle... constitue un hommage chaleureux à Alice Ferrières, belle figure de femme libre, engagée dans sa lutte organisée en maquis citadin pacifique contre les persécutions légales. Hommage est rendu aussi à tous ceux et celles, plus anonymes encore, sa directrice d’école Marie Sagnier, ses collègues dont Marthe Cambon, ses élèves, ses amis et connaissances — nombreux dans le milieu universitaire qu’elle a dû quitter après la Licence — sans lesquels son action eût été dérisoire. Encore fallait-il l’aide matérielle d’institutions charpentées comme le CAR (Comité d’Assistance aux réfugiés ) de Clermont-Ferrand, l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), les EI (Éclaireurs Israélites)… et la complicité des gendarmes et de la population. Alice Ferrières recevra le titre de «Juste des nations» en 1964, Marie Sagnier en 1985 et Marthe Cambou en 2003.

Basé sur la correspondance d’«Alice» de 1941 à 1944 et sur son journal tenu en 1943-1944, ce recueil raisonné des copies qu’elles a réalisées de tous les manuscrits échangés, par miracle intégralement conservées, rend compte de ce que furent les faits et leur vécu au moment même de leur survenue. Une trace a été aussi gardée des envois non parvenus aux «partis sans laisser d’adresse» ou caviardés par la censure. D’où la valeur exceptionnelle de ce document issu du fonds du Mémorial de la Shoah que Patrick Cabanel a su rendre accessible au public grâce à un travail considérable. Aucune reconstitution de souvenirs après-coup, aussi précieuse soit-elle, ne peut en effet remplacer des écrits ainsi «pris sur le vif». Le grand intérêt de cet ouvrage est aussi d’apporter un éclairage croisé sur cette même période de l’Histoire puisqu’il réunit le témoignage d’«Alice», celui de personnes opprimées voire internées dans les camps (Noé, Rivesaltes, Gurs…) et l’écho de personnalités laïques et religieuses impliquées à titres divers dans l’aide aux juifs.

Éloigné des stéréotypes du héros extraordinaire, Chère Mademoiselle... témoigne au présent, jour par jour, sinon heure par heure, de l’inhumanité croissante des mesures promulguées contre les juifs et du combat mené contre elles au nom d’une exigence de «parenté morale». Si «Alice» a décidé de s’insurger contre le Statut des juifs, c’est en écho des persécutions dont les siens ont aussi été victimes, suite à la révocation de l’édit de Nantes. Il s’agit d’une aide concrète, obstinée, traduite par tous ses actes quotidiens. C’est bien là l’aspect le plus frappant de l’action militante d’«Alice» : son inlassable quotidienneté. Mais dans le contexte où les décrets successifs privent les juifs de leur emploi, de leurs revenus et bientôt de leur existence, aider les personnes à travailler, se nourrir, se vêtir, lire, jouer, envoyer les enfants en vacances ou à l’abri… tient de l’exploit. Pour ceux, trop nombreux, qui sont dans la détresse, la moindre démarche, une aide matérielle, de simples lettres, dont Thomas Wieder (Le Monde des Livres du 9 avril 2010) souligne la portée, représentent, surtout dans les camps, un inestimable réconfort.

En 1943 et 1944, face à l’urgence de protéger et cacher les enfants, «Alice» devient l’intermédiaire entre les demandes de l’OSE et les lieux d’accueil répertoriés dans la région. Durant ces deux années d’intense activité qui ne lui laisse guère d’espace privé — même son appartement est mis à disposition –, elle rédige son «journal» sur papier d’écolier, sorte d’agenda détaillé, minuté, où se succèdent faits et gestes, cantiques et fabrication de faux papiers, récits de nombreuses visites reçues ou rendues (dont celles des gendarmes) sur fonds d’évènements mondiaux… Comme le montre la reproduction des quarante lignes serrées de la première page (dossier intérieur), le graphisme est ferme, rapide mais lisible, les abréviations rares, comme si tout était écrit pour être transmis. «Alice» n’est pas naïve. À trente deux ans, elle connaît les dangers qu’elle encourt, dont, à l’aide de sigles ou de noms codés, elle tente de préserver ses «protégés». Toutes les fiches les concernant sont confiées à Marthe Cambou. Imprudence ?, se demande Patrick Cabanel. Sans doute, car les précautions prises avec l’appui des protections locales ne garantissent pas des perquisitions, rafles ou représailles venues «d’en haut». Certains compagnons ou «hébergés» d’«Alice», ont été arrêtés et fusillés, d’autres déportés. Mais la jeune femme est bien déterminée à poursuivre son action humanitaire et n’hésite d’ailleurs pas à demander des comptes si un courrier ou un colis ne parvient pas à destination.

Démarche narcissique ? La question posée par l’historien aurait de quoi nourrir un beau sujet de thèse transdisciplinaire. Toujours est-il qu’avec l’accroissement des contraintes de survie collective les notes rédigées à la hâte se densifient et semblent accumuler le maximum des ingrédients d’une œuvre qui resterait à bâtir. Sous la modestie du propos et de rares utilisations du mode introspectif, le lecteur peut percevoir chez Alice Ferrières la conscience aiguë de vouloir transmettre au monde une trace matérielle au cas où les témoins directs disparaîtraient. Un autre aspect du narcissisme est, dans des situations extrêmes, de préserver par le biais de l’écriture une part d’intimité alors que la cohésion interne se trouve menacée de dispersion et d’épuisement. Anne Franck et Hélène Berr, entre autres, y ont recouru avec le destin que l’on sait. Chez «Alice», c’est, entre autres, ce qui lui a permis de rester vivante — sous réserve des circonstances externes — et de reconstituer son exceptionnelle capacité à se tourner vers l’autre. L’écriture et la vie en quelque sorte, si Jorge Semprun veut bien pardonner ce plagiat.


Monika Boekholt
( Mis en ligne le 08/06/2010 )
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