| Tony Judt Retour sur le XXe siècle - Une histoire de la pensée contemporaine - Pour en finir avec l'ère de l'oubli Editions Héloïse d’Ormesson 2010 / 27 € - 176.85 ffr. / 618 pages ISBN : 978-2-350-87146-2 FORMAT : 14,1cm x 20,6cm
Traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Récemment disparu (1948-août 2010), Tony Judt laisse dans le paysage intellectuel un vide, dautant plus remarqué du fait de cet ouvrage qui réunit quelques beaux papiers publiés dans des revues anglo-saxonnes et consacrés à divers sujets, et démontre la finesse et lintelligence de leur auteur. Historien, professeur à luniversité de New York, fondateur de linstitut E.M. Remarque, auteur, entre autres ouvrages, dune somme majeure sur lhistoire européenne (Après guerre, une histoire de lEurope), il livre, dès lintroduction, une synthèse du siècle qui donne le ton de cet ouvrage autant que de son uvre, une uvre marquée par une identité complexe et assumée, façonnée par le socialisme, le marxisme, le judaïsme et le sionisme. Une uvre engagée également, ce que démontre cet ouvrage : non pas un engagement de militant, le doigt sur la couture du pantalon, mais bien lengagement de lintellectuel éclairé, qui nabdique pas son sens critique et sait nuancer ses louanges comme ses attaques.
Une première partie est consacrée, via des textes de recensions critiques douvrages, aux intellectuels, et particulièrement au marxisme chez les intellectuels : pour un homme de sa génération, le marxisme et ses dérivées universitaires (le structuralisme notamment
) a quelque chose du mythe fondateur, et de la pensée sacrée. Mais dans le marxisme, T. Judt distingue lapproche philosophique et lengagement si sclérosant pour nombre dintellectuels en quête de leur ''opium''. Il en va de même pour le socialisme contemporain, pour lui dénué de toute portée idéologique, et devenu communicateur (cf. le néo-travaillisme et le règne des spin doctors) et gestionnaire. Aussi peut-il se montrer cinglant (avec le cas Althusser) ou au contraire empathique (avec un Manès Sperber). Admiratif face à un Edward Saïd quil ne réduit pas à ses combats, il sait aussi nuancer son admiration par une réflexion sur la portée dune pensée (Eric Hobsbawm) ou sur la renommée trompeuse dun titre, qui découvre un vrai talent (Arthur Koestler, qui ne se réduit pas à son Zéro et linfini). De même, son analyse du phénomène Hannah Arendt est séduisante par sa subtilité : tout en reconnaissant la validité des critiques adressées depuis quelques années à la philosophe, il sait définir son apport, original, normatif même, à la réflexion sur le totalitarisme. Le ton, parfois sarcastique, parfois sympathique, toujours raisonné, éclaire les polémiques (notamment sur Israël) auxquelles lauteur fut mêlé et démontre un vrai tempérament de polémiste.
Cest ce tempérament qui est sollicité dans la suite de louvrage, et si lhistorien fait quelques détours par lhistoire, cest tout dabord pour jauger le présent, et, à loccasion, pour donner des leçons de méthodes aux professionnels du sensationnalisme. Ainsi, une biographie un peu trop X Files de Jean-Paul II, par Carl Bernstein et Mario Politi, permet une réflexion sur lusage raisonné des sources en histoire ; un article consacré au destin du travaillisme anglais revient sur le «phénomène» (ou plutôt lépiphénomène) Tony Blair. Sont convoqués, pour des réflexions sur lEurope, la nation, le rôle de lEtat, les cas belge, roumain
Mais cest surtout dans la troisième partie, consacrée aux États-Unis, que lhistorien se fait le plus analytique, sinterrogeant sur lévolution, le déclin manifeste et le devenir de la puissance, sur ses impasses aussi, et notamment sur le destin contrarié du progressisme américain, sur ce que révèle la vogue des Starbucks sur le face-à-face avec le modèle européen avec, en toile de fond (conclusive), la question sociale, encore et toujours, et le rôle de lEtat, devenu «une institution intermédiaire», et donc, quelque part, dépassée. Face à une question sociale renouvelée, réactivée, et de plus en plus prégnante, T. Judt appelle à un sursaut de la gauche, non pas pour admonester lEtat, mais bien pour lui proposer un projet viable.
Plus quune simple collection darticles et de réflexions, cet ouvrage constitue une sorte de déclaration dindépendance articulée autour de divers constats et dun défi lancé au lecteur, au socialisme et aux Européens. Un bel ouvrage, savant et engagé qui appelle des lecteurs, et des réponses.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 22/12/2010 ) Imprimer
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