L'actualité du livre Jeudi 18 avril 2024
  
 
     
Le Livre
Histoire & Sciences sociales  ->  
Biographie
Science Politique
Sociologie / Economie
Historiographie
Témoignages et Sources Historiques
Géopolitique
Antiquité & préhistoire
Moyen-Age
Période Moderne
Période Contemporaine
Temps Présent
Histoire Générale
Poches
Dossiers thématiques
Entretiens
Portraits

Notre équipe
Littérature
Essais & documents
Philosophie
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Kantisme(s)
Jean Bonnet   Dékantations - Fonctions idéologiques du kantisme dans le XIXe siècle français
Peter Lang - Convergences 2011 /  65 € - 425.75 ffr. / 367 pages
ISBN : 978-3-03-430520-4

L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006).
Imprimer

Que le lecteur n’attende pas un livre sur Kant ou sur l’histoire de la philosophie. L’auteur, germaniste, se propose d’examiner la palette des kantismes dans leur relation aux forces en présence sur le champ de bataille des idées, pour montrer que les figures hexagonales de Kant peuvent s’interpréter comme des marqueurs de la société française et de ses idéologies. Le programme est annoncé dès les premières pages : établir la cartographie de la pénétration kantienne et la stratigraphie des idées républicaine et libérale sédimentées dans les versions successives du kantisme français. En réalité, c’est toute une histoire intellectuelle des élites françaises que ce comparatiste déroule sous nos yeux au terme d’une longue fréquentation des textes qui brasse littérature, philosophie, politique, religion sans se laisser intimider par des frontières disciplinaires qui ne sont – on le sait depuis longtemps – que des constructions académiques.

En suivant l’axe chronologique de la première partie, le lecteur découvrira que la transmission au grand public de la doctrine kantienne s’est faite à partir d’éléments particuliers en rapport avec l’attente sociale du moment. Avant même d’avoir été lu, Kant a servi d’antidote au matérialisme et au sensualisme du XVIIIe siècle, accusés d’avoir leur part de responsabilité dans les excès révolutionnaires. La philosophie de Kant est arrivée d’abord en France comme une rumeur colportée par des Allemands séjournant à Paris et des Français émigrés, diplomates ou militaires stationnés outre-Rhin. De Göttingen où il s’est installé, Charles de Villers invite la pensée française en pleine déroute à se refonder sur celle de Kant, une philosophie qui élève l’âme des nations. Madame de Staël accommode l’austère vieillard de Königsberg aux épanchements d’un sentiment moral et esthétique assez religieux pour contrebalancer la tendance des intérêts à l’emporter sur les idées et, accessoirement, l’esprit analytique des idéologues. Les enjeux sont trop complexes pour être résumés en quelques lignes, mais à partir de Benjamin Constant on voit déjà se disputer deux Kant : le révolutionnaire de l’idée transcendantale, «en bonnet phrygien», et le Kant libéral de la «pacification thermidorienne», de sensibilité britannique.

A l’époque où Victor Cousin prend ses fonctions auprès de Guizot, la problématique a changé. Organisateur de l’enseignement philosophique, qu’il défend sous la monarchie de Juillet contre les menaces cléricales, ce stratège du jeu institutionnel apparaît comme le philosophe du juste milieu capable d’unir la monarchie constitutionnelle et la bourgeoisie entrepreneuriale contre les féodaux et l’Eglise. Comme il se plaît à le souligner, sa philosophie n’est point de ces doctrines fanatiques qui font table rase du passé et reconstruisent le monde, c’est une philosophie qui «accepte tout et concilie tout». A la tête de son régiment d’agrégés, le chef de file de l’éclectisme mobilise Kant pour accomplir «la sécularisation dans les limites du concordat» (p.89) et trouve dans les postulats moraux de quoi justifier les places respectives de la philosophie et de la religion, ces deux sœurs incarnant l’une le devoir, l’autre l’espérance. Encore fallait-il prendre congé du scepticisme métaphysique, dangereusement nihiliste. Sur ce point, le «nouveau criticisme» de Renouvier se sépare radicalement de ceux qu’on commence à appeler «les philosophes salariés». Etranger à l’université, Renouvier propose un retour à Kant par la voie du rationalisme individualiste, une philosophie des lois de la connaissance et de la liberté morale qui s’appuie sur les protestants libéraux, ceux-là même qui vont laïciser l’école, réformer les institutions et soutenir la cause de Dreyfus.

Face à la victoire de Bismarck, l’annexion française du criticisme est présentée comme une revanche philosophique. Kant est utilisé pour faire barrage au pangermanisme et encourager le rapprochement des gouvernements démocratiques en vue de promouvoir la future assemblée européenne qui fera respecter le droit des Alsaciens et des Lorrains à disposer d’eux-mêmes. Porte-drapeau des Etats-Unis d’Europe, Kant fournit surtout la caution d’une philosophie laïque qui substitue le devoir à la volonté de Dieu et sépare définitivement morale et religion. Les kantismes distincts de Barni, Janet, Renouvier, Secrétan et Boutroux fusionnent dans cette «synthèse républicaine» qui aboutit d’une part à Buisson, d’autre part à Durkheim. Ce républicanisme kantien – concurrent du positivisme – va être institutionnellement relayé par toute une génération de normaliens parmi lesquels on retiendra Louis Liard pour son rôle à la direction de l’enseignement supérieur.

Dans la seconde partie, thématique, l’auteur démontre l’importance du système d’instruction publique pour la légitimation idéologique du kantisme républicain, bien que la philosophie kantienne de l’histoire fût loin d’assigner tout progrès au rôle de l’Etat. On peut d’ailleurs se demander si Bonnet ne donne pas une image trop jacobine du kantisme républicain (pp. 321 et 355), lequel fut également représenté par des décentralisateurs comme Renouvier et Pillon. Bonnet passe en revue les lieux de savoir et de pouvoir où s’est cristallisée l’influence kantienne et analyse avec les outils du comparatisme l’attraction du modèle des universités allemandes (dont témoignent les séjours de Boutroux à Heidelberg et de Durkheim à Leipzig). L’une des spécificités de cette étude est de faire leur place aux réseaux, aux rencontres, aux affinités électives, aux événements majeurs et mineurs, aux cultures nationales et locales, au statut social des intellectuels et à leurs origines. Le temps n’est plus où Lucien Goldmann pouvait attribuer la formation d’un système de pensée aux conditions matérielles d’une classe sociale. Par conséquent, pas de causalités massives dans cette nouvelle histoire culturelle, mais plutôt une multitude de faits dont la coordination produit d’intéressants rapprochements. L’auteur doute qu’il puisse exister des pensées «en état d’apesanteur sociologique» (p.4) et nous livre une sociologie du kantisme qui met en évidence notamment l’importance des boursiers quittant la province pour faire carrière – les «déracinés» de Barrès, dont Burdeau fournit le modèle. Bonnet fait aussi le détour par «la translation ashkénaze», montrant les raisons historiques qui ont poussé les juifs émancipés à se reconnaître dans le Kant de la modernité européenne (de Salomon Maïmon à Hermann Cohen, Victor Basch et Léon Brunschvicg).

L’instrumentalisation de Kant dans ce jeu de la philosophie et des passions françaises illustre l’extraordinaire souplesse du modèle et sa facilité à former le bras armé des partisans du juste milieu – des modérés et des opportunistes. Ce n’est pas une histoire du kantisme qui nous est donnée à lire, mais bien une histoire des récupérations de Kant, où il est démontré que ce ne sont jamais les mêmes parties de l’œuvre qui sont mises à contribution. La Critique de la raison pure n’a jamais été vraiment comprise, parce qu’on avait l’esprit ailleurs. Villers constate en 1802 que certains Français ont appris la langue allemande mais continuent à penser en français. Un demi-siècle plus tard, Taine écrit : «Un Français peut conclure qu’un philosophe commence à se tromper lorsqu’il introduit en français des mots allemands». Il ne serait pas exagéré de dire, en prenant le contrepied de l’idée reçue, qu’il n’y a pas eu de «kantisme français», mais des usages contextualisés de Kant au sein de courants de pensée divers et nettement identifiés. Cette analyse vient rappeler à l’historien de la philosophie combien les doctrines peuvent être tributaires de leur identité nationale et du moment social qui a présidé à leur émergence – ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de maintenir la distinction méthodologique entre la justification des propositions philosophiques et l’explication événementielle de leur formation. Il fallait toute l’érudition de l’auteur – une érudition finement ''décantée'' mais difficilement accessible au profane – pour transformer un simple phénomène de réception philosophique en miroir de la société du XIXe siècle.


Laurent Fedi
( Mis en ligne le 03/01/2012 )
Imprimer

A lire également sur parutions.com:
  • Leçons sur Kant
       de Ferdinand Alquié
  •  
    SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

     
      Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
    Site réalisé en 2001 par Afiny
     
    livre dvd