| Cédric Meletta Jean Luchaire - L'enfant perdu des années sombres Perrin 2013 / 24.90 € - 163.1 ffr. / 445 pages ISBN : 978-2-262-03437-5 FORMAT : 15,6 cm × 24,2 cm
L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile. Imprimer
La somme que Cédric Meletta consacre au patron de presse collaborationniste Jean Luchaire ne ménage ni son sujet ni son lecteur. Aucun des aspects les plus sombres du personnage (et combien il y en eut !) na été éludé et son portrait se précise à chaque page, de traits acérés en lignes de fuite, avant de définitivement sestomper face à un peloton dexécution, rassemblé pour lui régler son compte au fort de Châtillon un matin de février 1946.
Passons rapidement dabord sur ce qui risque dêtre reproché à lauteur de louvrage : le parti pris narratif. En effet, les habitués du genre biographique seront sans doute quelque peu désarçonnés par un style aux phrases chargées jusquà la gueule, où sont énumérés les fréquentations de tout ordre ou les lieux, officiels comme interlopes, hantés par Luchaire. La surcharge informative, doublée dune apparente aversion de lauteur envers la mise en paragraphes, égare donc parfois lil sur de grandes pages non aérées, et nécessite de fréquents retours en arrière. Cette saturation rend parfois laborieuse la compréhension de certains passages, notamment historiques. Mais quon ne sy trompe pas : le récit est porté par un souffle indéniable, servi par un art de la formule percutant et une façon de camper les situations ou les atmosphères qui font passer Meletta du statut de Docteur ès lettres à celui décrivain.
Est-ce à dire que la rigueur historique se trouve desservie, voire sacrifiée, au profit de lécriture ? Au contraire, et cest bien ce mélange qui fait de ce travail un livre hors-norme, atypique, unique mais qui fera des émules, à nen pas douter. La puissance du récit ne vaut que parce que ses assises documentaires sont dune solidité à lépreuve du temps et des balles. Les notes occupent, et en police compressée encore, une centaine de pages. Le plus surprenant, cest que lon va y voir sans rechigner, car il se débusque dans cet apparat critique son pesant de gloses, daddenda, dindispensables éclaircissements sur telle figure, telle formation politique, tel second couteau. Larchivistique considérable constituée de plaidoiries, de dossiers de presse, de correspondances privées, de fiches policières, de rapports confidentiels, de publicités, etc. brassée par Meletta aurait pu rester lettre morte. Au lieu de quoi elle permet léphémère résurrection, en un seul tenant, dun homme dans la louvoyante complexité de ses menées florentines.
On tente ainsi de suivre Luchaire, oiseau diurne et nocturne dont on se demande quand il peut bien dormir, «feu follet» comme le qualifie Meletta, qui aura consumé les 45 ans de sa courte vie à courir
Mais après quoi au juste ? Aussi brillant en société quil fût, dans un univers de superficialités quil connaît comme le fond de sa pochette de veston, Luchaire ne parviendra jamais à conquérir une quelconque reconnaissance intellectuelle ni littéraire (au contraire de son universitaire de père). Lorsque lon sinterroge à tête reposée sur ce parcours effréné, on pourrait se dire quau fond il nétait avide que de séduire et aussi, il faut ladmettre, de jouir. Jouir du luxe, dun certain pouvoir, et des femmes que ces deux fourriers-là amènent. Cette facette, obscure et assez méprisable, se trouve être, dès que dévoilée, celle qui explique le mieux toutes les autres de sa personnalité.
Comment, sinon, un homme parti du pacifisme et du radical-socialisme, qui de surcroît noua depuis son jeune âge de nombreuses relations cordiales ou amicales avec des francs-maçons et des juifs, serait-il devenu le pivot de la propagande allemande dans la France des années sombres ? Certes, il avait fait la connaissance dOtto Abetz, à lépoque où ce dernier serrait toutes les mains qui pouvait lui servir à maçonner le rapprochement franco-allemand, dix ans avant dêtre nommé Ambassadeur à Paris. La foi dans une Europe réconciliée après Versailles suffit-elle à semer de la graine de collabo dans lâme dun homme qui a somme toute plus dénergie et dambition que denvergure ? Cédric Meletta semble suggérer que cette rencontre fut déterminante : le magnétisme dAbetz, sa maestria à manipuler les esprits, opérèrent à plein rendement et transformèrent Jean en ce «Louche Herr», comme lavait rebaptisé Galtier-Boissière.
La finesse de Meletta est de ne jamais prétendre racheter lhomme, tout en se prémunissant de tomber dans le jugement de convenance sur lépoque. En fait, lessayiste préfère poser une énigme : comment fallait-il juger du cas Luchaire ? La prison naurait-elle pas suffi à punir lhabitué de la Tour dargent et des boîtes de Montparnasse, que lon vit, à loccasion, franchir certaine porte de la rue Lauriston ? De ses éditoriaux, il ne subsiste même pas dans la mémoire collective une phrase comme celle qui condamna Brasillach à propos de la séparation des «petits». Mais cest toute lambiguïté de cet homme que de navoir jamais rien écrit de fracassant tout en simposant comme une voix autorisée. Une voix quil saura dominer avec opportunisme, par de lourds silences face à une ignominie susceptible de toucher nombre de ses anciens proches. Davoir su conjuguer une médiocrité morale de fond avec des positions stratégiques de forme, lui garantira un prestige, une ascension. Rien détonnant à ce quon le retrouve affublé du titre ronflant de «Commissaire général à linformation et à la propagande» à Sigmaringen, alors que le Crépuscule des Dieux en est à son dernier acte !
Luchaire aurait sans doute été bien plus utile à cuisiner quà préparer au court-bouillon, car il était infiltré dans tous les milieux, de haut en bas, de gauche à droite. Il aurait pu diriger Je suis partout, mais le nom était déjà pris. Peut-être la France Libre ne mesura-t-elle pas assez quen envoyant le patron des Nouveaux Temps au poteau, cétait en fait dun immense carnet dadresses quelle se privait. Affaire définitivement classée ? Assurons-nous-en auprès de Cédric Meletta
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 15/01/2013 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Entretien avec Cédric MelettaLes Non-conformistes des années 30 de Jean-Louis Loubet del Bayle Otto Abetz et les Français de Barbara Lambauer | | |