| Abraham Sutskever Le Ghetto de Wilno, 1941-1944 Denoël - Denoël & d'ailleurs 2013 / 20,50 € - 134.28 ffr. / 385 pages ISBN : 978-2-207-11016-4 FORMAT : 14,2 cm × 20,0 cm
Annette Wieviorka (Préfacier)
Gilles Rozier (Traducteur) Imprimer
Quelle extraordinaire destinée que celle dAvrom Sutzkever (1913-2010), marquée par une symbolique répétition de cycles de vie et de mort à linstar des grands rythmes de la nature, du tragique enfouissement des siens et de leur progressive renaissance. Lorsque le 27 février 1946, devant le tribunal de Nuremberg et un public peu attentif, lécrivain et poète est invité à linitiative de lUnion soviétique à témoigner de la vie et de lextermination des Juifs des ghettos de Wilno (actuelle Vilnius), cest en russe quil est autorisé à sexprimer durant à peine trente-huit minutes et non en langue yiddish dans laquelle, avec la prudence nécessaire, il avait signé son long rapport à Moscou durant lété 1944. Comme il la dit lui-même, il est «venu au procès de Nuremberg non seulement pour déposer mais comme témoin vivant de limmortalité de son peuple».
Restitué par le très talentueux écrivain Gilles Rozier, le texte intégral de ce document essentiel sur la vie, la mort, la culture et lorganisation de la Résistance des Juifs de Wilno paraît en 2013, année du centième anniversaire de la naissance de lauteur. Jusque-là, cette contribution avait fait lobjet dune première traduction française restée confidentielle ; une partie des textes avait aussi été insérée dans Le Livre noir dirigé par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman. Dans les notes intitulées «Avrom Sutzkever, poète, témoin, héros» précédant sa nouvelle traduction, G. Rozier relate avec des références très ciblées la spécificité des grandes pages de lHistoire du Ghetto de Wilno, 1941-1944, à nulles autres comparables.
Avrom Sutzkever est né en 1913 à proximité de Wilno (alors russe, du nom de Vilna). Après lexil sibérien imposé à sa famille juive, il revient à la mort de son père en 1920 sur les terres natales, sous domination polonaise deux ans après. Cest dans ce contexte multinational et plurilingue quil poursuit des études littéraires. Poète remarqué, il fera partie, tant à Wilno quà Varsovie, de lavant-garde yiddish intellectuelle et artistique, brillante et prospère, de lEurope de l'entre-deux-guerres.
En 1939, il subit linvasion conjointe de larmée allemande et des troupes soviétiques, puis lenfermement des siens dans les deux ghettos séparés. Avec une étonnante lucidité, il en analyse le mode dorganisation par les Judenrat successifs, constitués de personnes dignes et responsables, sans aucune mesure peut-on dire aujourdhui, avec celui des autres ghettos de Pologne, Lodz en particulier où C. Rumkowski a entretenu la terreur en maître mégalomane accompli. Cest néanmoins dans le ghetto et grâce au zèle de la Police Juive, vis-à-vis de laquelle lauteur nadmet aucune indulgence, que périront sa mère et son enfant. De justesse, il échappe aux persécutions quotidiennes et prend une part active dans la Résistance : armée et civile. Le 12 septembre 1943, tandis que grossit le nombre de déportés lituaniens en Estonie, il réussit à fuir. Le 24 septembre, le ghetto est liquidé. Devenu citoyen israélien en 1947, Avrom Sutzkever a vécu à Tel-Aviv jusquà 96 ans.
Si, autant dannées après la révélation de limpensable «Shoah par balles», cet ouvrage reste aussi bouleversant, cest avant tout en sa qualité de témoignage direct de lextermination systématique de la population en majorité juive de Wilno par les préposés allemands. Admirablement écrit au temps présent de lendemains comptés, dans une langue vivante, souvent familière et imagée, à partir de notes et poèmes griffonnés à la hâte en situations extrêmes, le document relève de lépopée à chaud dont chaque épisode tient le lecteur en haleine, le cur serré. Ce qui frappe est cependant la qualité de la composition et lexceptionnelle intelligence avec laquelle le jeune adulte analyse les séquences et anticipe les effets du drame dans lequel il est impliqué. Sans doute lacuité de son regard sur linsoutenable réalité, sa capacité à en mesurer les enjeux et à transformer langoisse en document poétique communicable ont-elles contribué à sa survie.
Peintre lucide de linfinie variabilité de la nature humaine, Abraham Sutzkever revisite toutes les strates de linfamie, universelle et intemporelle, paroxysmique à lheure du grand Génocide. A linstar de lélégant liquidateur du ghetto, B. Kittel, capable sans sinterrompre de jouer du piano dune main tout en tuant des juifs de lautre avec dégales compétences, rares sont dans la littérature des illustrations aussi parfaites du clivage, par excellence pervers, à luvre chez bien des dirigeants nazis et autres tortionnaires patentés ; les exemples ne manquent pas pour rendre compte du raffinement de leur barbarie et du degré de sophistication de leur système pour rendre lautre fou et meurtrier de son prochain. Mais leurs exploits seraient bien maigres sans le recrutement massif dexécutants, techniciens ordinaires, avec ou sans génie, et le concours de collaborateurs civils, polonais et lituaniens, motivés pour «faire du chiffre». Dix roubles : cest le prix dun Juif payé aux «captureurs» («khapunes»), insignifiantes petites frappes en quête de liquidités, recyclées à la hâte en habiles limiers. En deniers, cela ferait combien ?
Abraham Sutzkever na cependant pas attendu lofficialisation du titre de «Juste parmi les nations» pour saluer le dévouement de citoyens polonais, lituaniens et tziganes qui ont caché, protégé et nourri des Juifs dont lui-même , au péril de leur vie. Il noublie pas non plus lingéniosité ni labnégation de tous ceux, enseignants, écrivains, peintres, musiciens, architectes, qui, de «planque» en «planque», ont su égayer le quotidien du ghetto et poursuivre leur créativité artistique, littéraire et scientifique pour le bonheur de tous. Un long hommage est rendu à la Résistance armée née à Wilno dès janvier 1942, qui, grâce à lengagement déterminé de ses militants, Juifs et non Juifs, hommes et femmes, en lien entre autres avec le Parti Communiste, servira de modèle et daiguillon pour propager lappel explicite au combat et à la vengeance dans dautres lieux de concentration et dextermination. Bien quon en connaisse lextrême issue, leur héroïque action naura pas été vaine.
Revenu avec des résistants en juillet 1944 à Ponar sur le lieu du massacre de plus de cent mille personnes, dissimulé par incinération, lauteur découvre avec émotion des fragments dobjets et de lettres, quelques traces humaines reconnaissables et lentrée du tunnel creusé quasi à mains nues, par lequel quelques «brûleurs de cadavres» ont pu échapper à leur abominable mission. Dans des caches hermétiques de la ville souterraine, il a retrouvé intacte une grande partie du «trésor» que jour après jour il avait enfoui : des manuscrits et des uvres dart, parmi les plus prestigieuses traces de la vie juive de Wilno, promises à la destruction. Toutes proportions gardées, son témoignage irremplaçable et le patrimoine culturel sauvé des ruines sont au ghetto de Wilno ce quEmmanuel Ringelblum et Oyneg Shabes ont su léguer du ghetto de Varsovie : des preuves de la pérennité de lâme.
Monika Boekholt ( Mis en ligne le 24/09/2013 ) Imprimer
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