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Un air de famille
Katrin Himmler   Michael Wildt   Heinrich Himmler d’après sa correspondance avec sa femme - 1927-1945
Plon 2014 /  22 € - 144.1 ffr. / 365 pages
ISBN : 978-2-259-21472-8
FORMAT : 15,5 cm × 24,0 cm

L'auteur du compte rendu : Monika Boekholt est psychologue, psychothérapeute, elle a été Professeur en Psychologie clinique et psychopathologique à l'université Paris 13 ; ses principaux thèmes de recherche ont été regroupés sous le titre ''Normalités et pathologies''
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Pourquoi maintenant ? Katrin Himmler, politologue et écrivain, explique dans un entretien accordé au Monde des Livres (14 février 2014) les cheminements successifs de cette correspondance inédite, dérobée, vendue puis ressurgie, susceptible d’apporter un éclairage neuf sur la personnalité d’un des deux principaux responsables de la destruction des Juifs d’Europe : son grand-oncle Heinrich Himmler, perçu dans sa famille comme un «brave homme» (Katrin Himmler, Die Brüder Himmler. Eine deutsche Familiengeschichte, 2005, traduit Les Frères Himmler, 2012). Ces documents (plus de sept cent pièces) appartiennent à Vanessa Lapa, cinéaste israélienne et descendante de rescapés de la Shoah, au moment où est projeté son film, Der Anständige (''Un homme correct''), à la Berlinale de 2014. Il s’agit pour l’essentiel de photographies, agendas, notes personnelles et de la correspondance privée d’H. Himmler avec sa femme Marga (Margarete Siegroth, née Boden, 1893-1967) et sa fille Gudrun (née en 1929). Garant scientifique de leur authenticité, Michael Wildt est Professeur à l’université Umboldt de Berlin, spécialiste en Histoire du vingtième siècle, en particulier du national-socialisme et de l’antisémitisme.

Claire, bien menée, cette co-rédaction résulte d’une patiente reconstitution du puzzle de ces documents intimes ressuscités, confrontés aux sources antérieures, et commentés à l’intention d’un large public en regard du déroulement de l’Histoire collective. Ni véritable «scoop» au plan historique, ni redondant par rapport aux excellentes biographies dûment citées — celles de Peter Longerich et de Klaus Mues-Baron en particulier—, auxquelles sont apportées d’utiles retouches, son principal intérêt réside dans l’originalité et la précision de sa centration sur les interrelations au sein du couple et de sa famille. En effet, si les informations concordent, relatives à la carrière officielle d’Heinrich Himmler, depuis sa spectaculaire ascension vers les plus hautes sphères du pouvoir policier et militaire, jusqu’à sa courte période de décadence, sa personnalité reste en revanche d’autant plus énigmatique que par son suicide il s’est soustrait au jugement des hommes. Falot pour les uns, ingénieur ou ingénieux pour d’autres, grand criminel aux yeux de tous, ou presque, quel est donc son «vrai» visage ? L’ouvrage de Michael Wildt et de Katrin Himmler en révèle des aspects inattendus. L’autre surprise, et pas des moindres, provient de l’éclairage de la personnalité de Margarete dont l’implication s’avère ici bien plus active qu’elle ne l’a laissé entendre. Troisième point fort : en exposant ses sources directes, en version originale et traduite, cette publication offre un accès, non seulement au contenu des documents mais à leur forme verbale, une comparaison édifiante qu’un lecteur attentif ne manquera pas d’effectuer. Celui-ci regrettera toutefois l’absence de revue critique de la littérature spécifique, le bref épilogue tenant lieu de conclusion et la présentation peu lisible de la vaste bibliographie récapitulative.

Concernant Heinrich Himmler, l’essentiel revient à dire que loin de ressembler au stéréotype de L’Homme criminel décrit par Lombroso — appliqué par le système hitlérien pour identifier les Juifs au faciès—, ou à celui du vampire-sachant-cacher-ses-crocs, l’expert incontesté de la Solution Finale n’a pas plus en privé qu’en public le profil de son emploi : un visage aussi rond que ses lunettes, le sourire débonnaire sur les «bonnes» photos de famille, des propos écrits extrêmement voire caricaturalement gentils — l’occurrence du terme mérite examen — susceptibles de mettre en doute la véracité des faits historiques. Car telle serait la tentation à laquelle pourrait céder le lecteur naïf ou complaisant en découvrant le style puéril de la correspondance de ce grand criminel, en culotte bavaroise qui, auprès de sa «bonne femme», se veut avant tout «soumis», «docile» et «aimable». Avec une constance remarquable au fil de ses échanges épistolaires avec Marga, H. Himmler se montre le plus gentil des «petits maris» et vis-à-vis de «Püppi», («Poupette»), leur adorée et hélas unique enfant, le plus attentionné des pères. Grand dehors, petit dedans, cette contradiction avait déjà été pointée par Anna Maria Sigmund qui, rapportant les amabilités d’Henriette von Schirach, proche du couple Himmler, qualifiait de «Pantoffel» (pantoufle) le «pauvre» Heinrich, «mené par le bout du nez» par sa sévère épouse. C’est aussi le même dirigeant, qui alors ministre de l’Intérieur, expose à Poznan (le 4 octobre 1943) auprès des officiers SS son projet d’extermination systématique des Juifs, et quelques jours après, (le 28 octobre) écrit de gentilles et affectueuses lettres signées «ton Heini», «Ton Petit Papa»,  à sa si gentille petite «bonne chère Mamette» (terme correspondant à son désormais statut de mère)  en lui joignant une «brochure à propos de la lutte contre les moustiques et les mouches».

Pour qui voudrait le surprendre en flagrant délit de privautés sadiques, l’attente risque d’être déçue : lorsque le «petit mari» fait le «méchant», il se contente de menacer sa femme de lui «tirer ses petites oreilles». Tout au plus décèlera-t-on à travers les expressions «bonne (sens littéral) femme», «mon enfant», «petit garnement» (sa femme, et/ou sa fille) «Poupette», ou «petite oie» (sa fille) — terme auquel il est habituel d’associer le qualificatif «sotte» (dumme Gans) — les marques d’une tendre misogynie ordinaire, bien portée en milieu bourgeois de l’époque, et celles d’une discrète confusion des sexes et des générations. Ce à quoi la «chère petite sotte», «méchante petite femme» répond en miroir à son «cher lansquenet» et «bon petit chéri» à peu près dans les mêmes termes. Sots, ils ne le sont pourtant ni l’un ni l’autre, si l’on en croît leur âge et leur cursus respectif, pas plus que ne leur sied ce rôle de jouvenceaux naïfs et indifférenciés dans lequel ils se complaisent au nom d’un idéal commun de pureté, bâti sur leurs convictions haineuses envers les Juifs, les étrangers, les communistes, les francs-maçons, les homosexuels et quelques autres. De la pureté à la purification, il n’y aura qu’un pas, somme toute logique et logistique.

Rappelons en bref qu’Heinrich Himmler est diplômé d’agronomie, chargé aux côtés d’A. Hitler de la propagande au sein du SNDAP lorsqu’à 28 ans il épouse Margarete, 35 ans, femme divorcée, infirmière en chef et en partie propriétaire d’une clinique, qui ne tardera pas à adhérer aussi au parti nazi. Ensemble, ils élaboreront un projet d’exploitation agricole (volailles, porcs, culture maraîchère) que de fait Marga conduira seule, compte tenu des responsabilités toujours plus lourdes de son époux. Malgré ses charges et bientôt sa liaison avec sa secrétaire Hedwig Potthast, âgée, elle, de 12 ans de moins, H. Himmler entretiendra une correspondance ininterrompue (ce que démontrent ces documents) avec sa femme et sa fille et leur téléphonera chaque jour.

Si toutes ses lettres — elles sont nombreuses — témoignent d’un intérêt et d’une affection fidèle envers les siens, le lecteur reste stupéfait, d’une part devant l’extrême médiocrité, sinon débilité, affective et intellectuelle du style (qu’accentue la traduction), en contradiction avec le niveau socioculturel de leur auteur, d’autre part devant la factualité du contenu. Seule la dimension anecdotique émerge, relative aux «choses» immédiates de la vie quotidienne, assorties d’une pléthore d’affects, aussi plaqués qu’emphatiques et inadéquats. De sa vie en déplacements de plus en plus fréquents («Petit Papa-voyage, Reisebüro», ironise Marga) sont rapportées d’insignifiants détails rehaussés de superlatifs, des horaires de train, de toilette, de repas, de lever ou de coucher - j’ai «magnifiquement» ou suivant les variantes «superbement» dormi -, des échanges de cadeaux, notamment alimentaires, et autres confidences plus surprenantes : «c’était gentil de discuter avec le Führer» (…), «j’ai envoyé le linge sale» (…), «est-ce que tu prends tes petits cachets» (…), «je suis tellement heureux que ton estomac et tes selles aillent de nouveau mieux» (…), «je pars à Auschwitz. Baisers. Ton Heini»… tandis que «la bonne Marga» confie «au méchant mari» (méchant de s’absenter si souvent) ses propres soucis de santé et de domesticité et sa charmante journée passée avec sa fille à Dachau. Tout est mis sur le même plan. Par «Heil Hitler ! Avec amour. Votre petit papa» se termine la dernière lettre du bientôt ex tout-puissant chef SS, adressée le 17 avril 1945 à Marga et Gudrun, à travers laquelle sont juxtaposés la soumission inconditionnelle à Hitler et l’amour de sa famille. Il n’y a pas plus de lien entre l’affection soumise et infantile que porte «le petit papa» à sa «petite bonne femme» et son séminal patriotisme auprès d’Hedwig Potthast dont sont nés deux enfants ; les mêmes formules stéréotypées - «j'embrasse ta chère bouche et tes mains bonnes et tendres» - pourront servir aussi bien à l’une et à l’autre de ses deux bien-aimées.

«Déficience d’affectivité», se demande Elisabeth de Fontenay (Le Monde des livres du 14 février) ? En effet, sous l’angle psychopathologique privilégié dans cette chronique, on ne peut que souscrire à cette hypothèse ; car régulièrement, à travers ses modalités d’expression écrite, le «petit papa» se trompe d’affects, les amplifie là où ils n’ont pas lieu d’être et en ignore l’usage minimal dans des situations où ceux-ci sont habituellement requis ; plus qu’une déficience, il y a chez lui une véritable inadéquation entre les affects et les représentations et surtout une déficience d’intériorité par laquelle il confond l’essentiel et l’accessoire, les Juifs, les mouches et les moustiques, les événements externes et la réalité interne réduite au rang de désordres corporels. À aucun moment il n’utilise une tournure réflexive de langage ; je pense, je crois, je me demande si… significative d’un doute ou d’un quelconque retour sur soi, aussi bref soit-il : «Himmler voulait ce qu’il faisait», déclare Katrin Himmler. Bon époux, bon père, bon amant peut-être, excellent assassin en tout cas, au prix d’un hermétique clivage du Moi, ce grand indigent ou au mieux intermittent du Surmoi a accompli correctement chacune de ses tâches sous un heaume de conformisme : ordre, obéissance, discipline, travail, propreté… die «Anständigkeit», sans réelle perception de Soi ni de l’Autre, dont la singularité psychique lui échappe.

Quant à Marga, les indices de sa connivence se découvrent page après page, voire entre les lignes, un peu comme dans un feuilleton policier. Elle — comme ses camarades SS, confirme M. Wildt dans son interview accordée à Libération du 3 mars 2014 — non seulement connaissait mais approuvait la nature des «immenses tâches» de son époux, rendant peu crédible son argumentation avancée pour sa défense : «Je ne suis qu’une femme ; je ne comprend pas grand chose de la politique». Ce rôle de chétive pécore ne convient ni à son apparence, ni à ses compétences et moins encore à ses engagements. De robuste nature, à quelques migraines et soucis obstétricaux près, elle a été capable, à quelques mois de son accouchement, de retourner un champ de cailloux et d’abattre arbres et bêtes. «Celle qui ne savait pas» jalouse A. Hitler de lui ravir son aimé dès les premières heures de son mariage, assiste assidûment aux réunions du Parti à Nuremberg et honore de sa présence les dirigeants du Reich lors des voyages, des cérémonies officielles et sur les lieux d’extermination. Ouvertement, elle «utilise» des prisonniers de Dachau, au même titre qu’Heinrich en «utilise» d’autres de son côté, mais se plaint de la qualité du service, il faut lire comment. Celle «qui ne comprend pas» suit de près la presse national-socialiste, écoute à la radio les «admirables» discours de son grand homme, que par courrier il lui adresse pour recueillir son avis. On apprend aussi que la «bonne petite Mamette» organise les élections locales, en manie les ficelles à l’avantage de son candidat de mari et se vante dès 1929 que sa maison soit le point de rencontre de tous les nationaux socialistes de son secteur. Certes, elle ne maîtrise pas aussi bien l’allemand que Goethe mais se débrouille en anglais et mieux encore en matière de gestion. Elle sait aussi différencier ce qu’il convient d’écrire de ce qu’il vaut mieux dire «de vive voix», vraisemblable auto censure prudente au sein de la correspondance du couple, conforme aux préliminaires au discours de Poznan : «Je voudrais aussi vous parler très franchement d'un sujet extrêmement important Entre nous, nous allons l'aborder franchement, mais en public, nous ne devrons jamais en parler…».

Habile, capable d’apprentissages divers, ne reculant pas devant des tâches difficiles, ses compétences «affectives» semblent en revanche nettement défectueuses. Celle qui après son arrestation se dit atteinte d’une maladie de cœur le prouve mais pas de la façon dont elle tente de le faire croire : aucune trace de compassion ni de moindre sollicitude ne transparaît vis-à-vis de Gerhard von der Ahé, accueilli (et non adopté, orphelin de père mais non de mère, il n’est pas adoptable) à l’âge de quatre ans en 1933 ; il a une «nature de criminel», écrit Marga de cet enfant quand en 1938, dépassée par ses difficultés éducatives, totalement hermétique aux multiples signes de sa souffrance, elle en exige le placement en internat. De nombreux aperçus de sa profonde inhumanité se font jour, sous couvert d’antisémitisme et de xénophobie : «cette bande de Juifs, les Polacks, la plupart n’ont aucune ressemblance avec des êtres humains (…), (…) Là-bas, il y a du pain sur la planche. Ce peuple polonais ne meurt pas si facilement des maladies contagieuses, ils sont immunisés (…)» (lettres datées de mars 1940). C’est aussi, d’après Katrin Himmler, «la plus froide manifestation de contrôle absolu», qui frappe la journaliste Ann Stringer chargée de lui apprendre la mort de son mari.

Ainsi, au visage des «monstres ordinaires», terme sur lequel s’accordent Peter Longerich et Michaël Wildt à propos d’Heinrich Himmler, s’ajoute désormais celui du monstre Marga, fidèle aiguillon idéologique du nazisme parmi d’autres, sans lesquels l’Histoire pourrait avoir suivi un autre cours. Mais aussi puissant soit-il, un monstre ne s’engendre jamais seul. De son point de vue de politologue, bien placée par rapport à l’histoire de sa propre et honorable famille, Katrin Himmler rappelle que contrairement à ce qui en a été raconté, tous les membres, parents, frères, oncles, tantes et belle-famille, bien que chrétiens et instruits, ont lu et approuvé avec enthousiasme les thèses de Mein Kampf dès la publication du second volume en 1926, et en ont ensuite fièrement applaudi les applications concrètes par leur glorieux Heinrich. Son ascension est le produit d’un consensus familial et social qui, légalement, dans les urnes, a installé et conforté le nazisme au pouvoir. De la descendance directe d’Heinrich et Marga est né un troisième monstre : «Poupette», précoce et inébranlable supporter de l’idéologie et des actes de son père, encore fidèlement engagée au moment où ce livre paraît auprès de «Stille Hilfe für Kriegsgefangene und Internierte» (Aide silencieuse aux prisonniers de guerre et internés), mouvement destiné à aider les criminels de guerre nazis condamnés ou en fuite. En toute légalité. L’hydre a encore de beaux jours devant elle...


Monika Boekholt
( Mis en ligne le 18/03/2014 )
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