| Dominique Decherf Bainville - L’intelligence de l’histoire Bartillat - Biographie 2000 / 22.14 € - 145.02 ffr. / 429 pages ISBN : 2-84100-239-X
Voir aussi :
- Jacques Bainville, La Guerre démocratique. Journal 1914-1915, Paris, Bartillat, 2000, 129 FF., ISBN: 2-84100-240-3.
Edition établie par Dominique Decherf.
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Rattacher un individu à un parti, à un mouvement, à une idée, cest dune certaine façon trahir la réalité. Tel est le cas de Jacques Bainville daprès Dominique Decherf. Connu comme un historien membre dAction française et comme grand théoricien des relations internationales dans lentre-deux-guerres, Bainville est un homme plus complexe que lappellation «A.F.» ne le laisse entendre demblée.
DAction française, Jacques Bainville nest pas maurrassien. Cest le point de vue que Dominique Decherf, formé à Sciences-Po, diplomate et spécialiste de Bainville, développe dans cette biographie. Il oppose en effet nettement Bainville et Maurras quand on a tendance à plutôt les associer. Il veut émanciper lhistorien et le journaliste - ou, plutôt, un journaliste qui pense en historien - de ce carcan maurrassien. «Nous ne chercherons pas ici à le voir à travers le prisme de lAction française de Charles Maurras auquel il fut associé et ne sest jamais réduit.» (p.14), écrit-il.
Cette nouvelle biographie de Bainville, faisant suite à celle publiée par J. Montador en 1984 (Jacques Bainville, historien de lavenir), présente donc la vie dun journaliste, spécialiste de lAllemagne et de la Bourse, ami des Rothschild et grand penseur des relations internationales. Jacques Bainville naît en 1879, dans une famille qui est républicaine depuis le Second Empire. Élève au lycée Henri IV, il se forge une culture solide et témoigne dun intérêt fort et précoce pour les questions financières et lAllemagne. Cest par Heine et Nietzsche quil découvre un pays que les écrits de Germaine de Staël, selon lui, caricaturent. Il se rend en Allemagne à lété 1897, où il découvre un pays arrogant, nourri de wagnérisme et de la philosophie de Nietzsche.
Éclate alors laffaire Dreyfus. Républicain, convaincu de linnocence du capitaine, Bainville est donc dreyfusard, mais dun dreyfusisme qui na pas la couleur de celui de Zola quil déteste. Cest en conservateur que Bainville se positionne alors, défendant larmée que Zola attaque trop selon lui, en transformant une affaire éthique en affaire dEtat. Il rejoindra peu à peu les rangs antidreyfusards. En 1898, il découvre Charles Maurras qui le séduit aussitôt. Mais cet enthousiasme ne fut pas provoqué selon Decherf - par lAction française, qui suscite malgré tout son intérêt, mais par la critique littéraire de lauteur de Trois idées politiques. Châteaubriand, Sainte-Beuve, Michelet : cest le Maurras de La Revue Encyclopédique qui ravit le jeune Bainville.
En 1900, il entame une carrière dhistorien par une biographie de Louis II de Bavière. Convaincu de la supériorité du système politique allemand, il est déjà monarchiste quand il rencontre Charles Maurras, au café de Flore, en mars 1900. Il est séduit par la cohérence doctrinale du système maurrassien, admire lempirisme organisateur que son aîné tient de Comte et aussi son absence de préjugé religieux.
Une question alimente aussitôt le dialogue entre les deux hommes : lAllemagne à laquelle Maurras est viscéralement hostile. Comme lécrit Dominique Decherf, «Bainville est venu à la monarchie par lAllemagne, à lAction française par la critique du parti républicain, à Barrès par la littérature, mais il est venu à Maurras par la critique littéraire» (p.75). Il fait partie des premiers à répondre à lenquête sur la Monarchie dans la Gazette de France, et collabore avec Maurras à la revue Minerva, revue traditionaliste fondée en 1902 par René-Marc Ferry. A lInstitut dAction française, fondé à lautomne 1905, il se voit confier la chaire Amouretti où il professe un cours dhistoire des relations internationales. Au journal quotidien dAF, fondé en mars 1908, il assure plusieurs chroniques, sur la vie parlementaire, la diplomatie, les cours de la Bourse ainsi que sur léconomie, et, à partir de 1912, le théâtre. Il partage son bureau à lAF avec Léon Daudet, à la fois son meilleur ami et son contraire - Dominique Decherf évoque «le délire daudélien et le sérieux bainvillien» (p.116).
Un autre point oppose Maurras et Bainville. Homme du nord, Bainville suscite lincompréhension du Maurras provençal. Sils sont tous deux monarchistes, à lélitisme gréco-romain de Maurras soppose un certain démocratisme chez Bainville, un souci de laccord des masses et du sort des humbles, dans la lignée de Barrès, qui fait de lui lun des premiers à entrevoir la possibilité dune alliance entre royalistes et antidémocrates de gauche en France.
Quand éclate la Guerre, il se rend en Russie, avec un ordre de mission du ministère des Affaires étrangères, dans le cadre de la Maison de la Presse et de la section de propagande, dirigée par Philippe Berthelot. Là bas, il a pour mission dapprécier lesprit public et lopinion quon y a de la France. Il est, de fait, spectateur des dernières heures du régime tsariste. Passé le conflit, et alors que la paix vient dêtre négociée, il publie son ouvrage certainement le plus fameux : Les Conséquences politiques de la paix (Nouvelle Librairie Nationale, 1920). Cet essai critique ouvertement le traité de Versailles, «une paix trop douce pour ce quelle a de dur...», et annonce les tensions internationales des années trente.
Chantre de lUnion Sacrée, rallié à la République pour raison de salut public, il comprend dans les années vingt que son projet dune France à la monarchie restaurée et maître-queue dune Europe fédérée nest désormais plus possible. Pourtant, il signe le «Manifeste du parti de lIntelligence» dHenri Massis en 1919 et devient directeur de la Revue Universelle. Pour Decherf, «libre-penseur voltairien» isolé au milieux dune «troupe compacte dintellectuels catholiques "bien pensants"» (p.259), parmi lesquels Emile Baumann et Jacques Maritain, il naccepte la direction de la revue que par pure fidélité à Maurras. Il aurait préféré une revue au ton plus léger ; ce sera Candide, chez Fayard, en 1924, revue à laquelle il collabore sans la diriger, léditeur craignant la notoriété maurrassienne du journaliste, pour des raisons commerciales.
Sintéressant au fascisme qui éclot alors en Italie, Bainville préfère lanalyse froide et mesurée aux emportements quun autre maurrassien, Georges Valois, connaît alors en fondant le Faisceau. «Le coq gaulois na pas ce quil faut pour téter la louve romaine» écrira-t-il en 1935 dans Les Dictateurs.
La fidélité à la personne de Maurras est patente dans la campagne que Bainville mène en faveur de son ami en 1923, afin quil entre à lAcadémie française. En fait, il sera, trois ans avant Maurras, le premier écrivain dAF à gagner la coupole, en 1935. Mais lamitié nempêche pas que Bainville se sente à létroit dans sa notoriété maurrassienne. Elle ly enfermerait même si lon suit lhypothèse de Decherf, selon laquelle, si Maurras navait pas été frappé de la condamnation pontificale en 1926, Bainville aurait peu à peu pris ses distances par rapport à lAF.
Quand Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933, les thèses de Bainville sur les conséquences de la paix reviennent au premier rang de lactualité. Bainville devient alors loracle écouté des relations internationales au moment même où il voulait sadonner à des activités plus littéraires. Sa notoriété se traduit alors par la fondation dun «cercle détudes Jacques Bainville» où lon trouve les noms de Jean Marcel, Paul Valéry, Henry Bordeaux, Abel Bonnard, Donnay et Lecomte.
Jacques Bainville meurt dun cancer le 9 février 1936, à 57 ans, mort fameuse car elle eut pour conséquence un attentat perpétré contre Léon Blum croisant le cortège funèbre, et la dissolution de lAction française en représailles.
Tel est le portrait que Dominique Decherf nous propose dans sa biographie. On peut reprocher à cet ouvrage passionnant et des plus instructifs, écrit dune plume très classique et érudite, les défauts de ses qualités. Dabord, diplomate, Dominique Decherf semble sattarder plus longuement sur les questions internationales que sur dautres aspects de la vie, tant privée que publique et intellectuelle, de Bainville. Ensuite, la proximité que lauteur entretient avec son personnage fait que le lecteur pourra peiner à rentrer dans le fourmillement de détails qui caractérise louvrage. Il manque en effet un esprit de synthèse à cette uvre qui est une analyse patiente et méticuleuse, partant exigeante.
Répétons cependant que ce travail est dune qualité remarquable, quil répond à beaucoup de questions sur le maurrassisme de Bainville, sa réalité comme ses limites. Il sagit en outre bien plus quune biographie, puisque, à partir de la personnalité de Bainville, Dominique Decherf refait aussi lhistoire intellectuelle des années 1890-1940.
Thomas Roman ( Mis en ligne le 17/12/2001 ) Imprimer | | |