| Patrick Coupechoux Mémoires de déportés - Histoires singulières de la déportation La Découverte 2003 / 25 € - 163.75 ffr. / 417 pages ISBN : 2-7071-3899-1 FORMAT : 16x24 cm
Préface de Pierre Vidal-Naquet Imprimer
Des paroles vives pour donner un visage à lhorreur. Tel est le pari qua fait P. Coupechoux, lui-même fils de déporté, et cette humanisation dune Histoire trop souvent froide derrière ses monceaux de cadavres, masquée de chiffres, ne se fait pas aux dépends de lexactitude et de la vérité. En effet, Pierre Vidal-Naquet, en acceptant de préfacer cet ouvrage, lui donne une caution scientifique et morale : nest-ce pas lui qui, dans un article dEsprit en septembre 1980, prononce une condamnation sans appel de tous ceux qui oseraient manquer à limpératif premier de décence, en exploitant la Shoah, en donnant dans le sensationnel et la sensiblerie quand lheure est au recueillement et à la prise de conscience ?
Aussi, ce livre, tout en rendant intelligible à tout un chacun ce que fut la déportation, est-il bien loin de verser dans le voyeurisme dun Christian Bernadac. Il sagit ici de donner au lecteur un matériau concret et véridique pour comprendre ce que fut, pour ces hommes et ces femmes ordinaires, cette période de leur vie pendant laquelle ils subirent lindicible, ces années vides qui furent pourtant le noyau, la base sur laquelle se sont par la suite construites leurs existences.
P. Coupechoux disposait au départ dun récit : celui de son père. Il est allé chercher les vingt-huit autres auprès danciens déportés Juifs, résistants, Tziganes, apatrides ou victimes de rafles «purement arbitraires» - qui, pour la grande majorité, navaient jamais eu loccasion de dire leur expérience au public. Si lauteur a entrepris la rédaction de cet ouvrage, cest bien sûr tout dabord pour leur donner la parole, pour éviter que leur macabre savoir ne se perde, et quavec leurs existences ce ne soit le souvenir de la méthodique destruction de lêtre humain à laquelle sest livré le régime nazi, qui ne disparaisse également : entre la rédaction et la publication du livre, quatre témoins sont déjà morts. On ne peut que se rendre compte, après avoir lu ce quils avaient à nous dire, de linestimable valeur que revêt la connaissance de leur expérience, témoignage de lhorreur vécue. Les régimes totalitaires nont-ils pas gagné, en nous forçant à penser en terme de millions de morts, et en nous faisant donc oublier la dimension humaine qui caractérise la mort de chaque individu, le poids de souffrance représenté par ces «chiffres» ? À cette épineuse question se réfère le sous-titre «histoires singulières de la déportation».
Aussi, à lheure où, sous couvert dantisionisme ou autre, de vieilles thèses révisionnistes et négationnistes sont remises au goût du jour, cet ouvrage peut se lire comme un rappel, par la présentation de douleurs humaines dans leur évidence sensible, simple et nue, dun phénomène historique dont la réalité est parfois un peu trop soumise à la question.
Du moins cest ainsi que lon peut interpréter la manière dont est organisée le livre : les témoignages ne sont pas livrés brutalement à linterprétation illimitée du lecteur. Ils sont présentés par extraits, dans des chapitres thématiques, et introduits par une présentation historique et objective de laspect plus spécifiquement traité : larrestation, le transfert, la vie au camp, lexistence «par delà le bien et le mal», la résistance dans lunivers concentrationnaire, la libération, le retour dans «le monde des vivants» font lobjet de développements séparés. Lauteur tente ainsi de protéger la pensée des narrateurs des distorsions quun récepteur mal avisé, ou mal intentionné, pourrait lui faire subir, sans pour autant la figer dans un sens exclusif et arbitrairement choisi. Mais cest aussi un moyen de faire le lien entre «grande Histoire» et «petites histoires», et par ce lien de rappeler ce que signifie vraiment la remise en cause de la véracité des camps : c'est nier que ces souffrances aient vraiment existé, cest affirmer à la face des victimes que la machine qui les a broyées nétait quune invention, au mieux une exagération.
Un récapitulatif du nombre de victimes, par camp et par motif dincarcération, et une carte du système concentrationnaire nazi viennent conclure le livre, pour redire que cet ouvrage nest utile en dehors de sa valeur libératrice pour les témoins - que dans la mesure où il illustre un fait. Le caractère émotionnellement chargé dun tel type de recueil nest quun instrument au service de la communication, et le but (rappeler au monde ce qui fut, selon la formule de Primo Levi) ne doit pas être perdu de vue : cest un ouvrage historique, aux implications éthiques.
De la même manière, à linterrogation qui vient tout naturellement à lesprit, et qui concerne le choix de ces témoignages (pourquoi ceux-ci et pas dautres ?), il convient dapporter une réponse rassurante, bien que lon ait pu souhaiter une explication plus claire par lauteur. Ils ont été sélectionnés de façon à donner une image aussi fidèle que possible de ce qua pu être le phénomène de déportation dans toute sa diversité, nous est-il assuré dans la préface, et lon peut constater, au fil des pages, que cest probablement le cas.
Cest pourquoi lon peut considérer ce livre comme un juste équilibre entre limpératif scientifique et l'éthique de mémoire. Une forme attrayante, si tant est que le terme ait un sens dans ce contexte, une langue claire et naturelle, des mots touchants, nous rendent accessible une réalité tellement inconcevable quelle en deviendrait abstraite.
Aurore Lesage ( Mis en ligne le 15/12/2003 ) Imprimer
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