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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| George Chauncey Gay New York - 1890-1940 Fayard 2003 / 25 € - 163.75 ffr. / 554 pages ISBN : 2-213-60122-4 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu: titulaire dune maîtrise de Psychologie Sociale (Paris X-Nanterre), Mathilde Rembert est conseillère dOrientation-Psychologue de lEducation Nationale. Imprimer
Dix ans après sa parution aux Etats-Unis où il a été primé, le très attendu Gay New York arrive enfin dans lHexagone, traduit par Didier Eribon, biographe de Foucault et spécialiste de la question gay en France. Dans cet imposant ouvrage de cinq cent pages, illustré de photographies dépoque, de dessins de journaux et daffiches, lhistorien Georges Chauncey remet en cause les idées reçues sur la situation de lhomosexualité masculine avant la Seconde Guerre Mondiale.
Cest bien connu : le monde gay avec ses quartiers où lon trouve des établissements commerciaux, sa langue, ses traditions et son histoire collective, sa littérature et son théâtre, nest apparu que dans les années soixante. La révolte de Stonewall en 1969 a donné toute son ampleur au mouvement démancipation gay qui a conduit à lheureuse situation de liberté et de tolérance que nous connaissons aujourdhui. On narrête pas le progrès. En comparaison, le sort des homosexuels de la première moitié du vingtième siècle fait frémir : isolés en raison de lhostilité dont ils faisaient lobjet, invisibles par peur des représailles, étouffés par la haine de soi
ces pauvres gens ont certainement eu une vie épouvantable. Voyez plutôt ces terribles lois des années trente et quarante, qui pénalisèrent les bars ou restaurants servant des gays ou des lesbiennes ainsi que les théâtres présentant des pièces contenant ce genre de personnages. Comble de lhorreur, la simple tentative de drague dun homme par un autre dans la rue devint un délit.
Mais au fait, pourquoi sacharner dans les années trente et quarante à créer des lois portant sur un univers gay qui, comme chacun sait
nexiste pas ? Quel besoin la puissance publique a-t-elle de légiférer contre des êtres isolés, invisibles et convaincus de leur ignominie ? Tout simplement, explique Chauncey, parce quun monde gay très développé existait bel et bien dans le New York davant-guerre, de même que dans dautres grandes villes. Ancrée dans les quartiers ouvriers peuplés dimmigrants et de noirs, cette vie gay était tout à fait visible, dans les cafés, les bals, les scènes de cabarets ou dans la rue. La condescendance dont nous faisons preuve envers les acteurs de ces temps révolus nous pousse à loubli. Une résistance gay officielle sexprimait par le biais de lettres, de livres ou darticles polémiques. Sans parler de la résistance officieuse dans le quotidien. Pas de placard, donc, mais plutôt une double vie. Les gays subissaient certes le harcèlement de la police et des ligues de vertu et risquaient de perdre leur respectabilité sociale, mais cela na pas empêché la persistance de moments et de zones de liberté.
Que sest-il donc passé après la Deuxième Guerre mondiale pour que cet univers sombre dans loubli ? Laffichage en public de lhomosexualité contribuait à miner les normes de genre et de sexualité, déjà battues en brèche par laffaiblissement de lautorité morale et le bouleversement de la hiérarchie sociale de lépoque de la Prohibition, de la Dépression et de la guerre. Poussant les bars à la clandestinité, la Prohibition avait eu pour effet de favoriser lextension de la culture gay. Cest par réaction que le législateur des années trente et quarante sy est attaqué. Ces censures et interdictions eurent quelque succès. Doù la constitution du «placard» après-guerre - époque très récente. On narrête pas le progrès.
Lexpression coming out (signifiant aujourdhui «sortir du placard»), elle, était déjà utilisée à lépoque que nous décrit Chauncey mais dans un sens différent. Le coming out, chez les jeunes filles, désignait le moment où elles sortaient pour la première fois de façon officielle dans leur milieu et y étaient présentées le fameux bal des débutantes. Les gays sapproprièrent cette expression, ironiquement, pour caractériser une première sortie dans un bal travesti.
Si elle permet de nuancer la signification des mots, lanalyse historique fait surtout voler en éclat la catégorisation homo/hétéro présentée aujourdhui comme éternelle, ce qui prouve tout au plus quelle est hégémonique dans notre culture. Nous sommes actuellement définis par nos choix dobjet sexuel (femme ou homme), ce qui nétait pas le cas de nos ancêtres. Le désir sexuel était plutôt structuré par la différence des genres. Un homme attiré par les hommes sapparentait donc à une femme. Efféminé, il ne respectait pas les normes de masculinité et était supposé rechercher un homme viril. Celui-ci pouvait donc avoir des relations sexuelles avec celui-là tout en étant considéré comme «normal» car respectant, pour sa part, les normes du genre.
Pendant la deuxième moitié du vingtième siècle, le choix dobjet sexuel a pris le pas sur le genre dans la construction des catégories. Lefféminement a cessé dêtre une obligation pour les gays, qui ont adopté une apparence plus virile. La crainte des crimes sexuels sétant répandue dans le grand public, certains ont accusé les homosexuels dêtre des agresseurs en puissance. Après tout, sils étaient capables de rejeter les normes du choix dobjet sexuel, ils pouvaient aussi sen prendre aux enfants
Limage de lhomosexuel sest donc assombrie : du personnage amusant et sans dangerosité de la «tante», on est passé à un être douteux, associé au crime. On narrête pas le progrès.
Que le lecteur impressionné par la longueur de cet ouvrage ne sinquiète pas : très descriptif, contrairement à des textes plus conceptuels, il demeure facile à lire, même pour celui qui nest pas familier de lhistoire. Le voyage auquel Gay New York nous convie à travers le temps et lespace est même divertissant. Mais il met en lumière le caractère illusoire de la croyance dans un progrès permanent en montrant comment un mouvement démancipation peut faire marche arrière à une période donnée. Il se peut que les lendemains déchantent. Voilà qui ne fait pas plaisir.
Mathilde Rembert ( Mis en ligne le 14/04/2004 ) Imprimer
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