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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Anatole Deibler Carnets d'exécutions - (1885-1939) L’Archipel 2004 / 19.95 € - 130.67 ffr. / 297 pages ISBN : 2-84187-537-7 FORMAT : 15x24 cm
Présentés et annotés par Gérard A. Jaeger.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
La vente aux enchères à Drouot en février 2003 des carnets du bourreau officiel de la Troisième république, seul exécuteur légal de 1885 à 1939 des condamnations à mort par des tribunaux civils, a attiré lattention du public sur la figure méconnue dun des agents essentiels de lEtat de droit avant labolition de 1981 : lexécuteur des hautes uvres.
Unique meurtrier légal par délégation, bras dune justice implacable, autrefois celle du roi, puis celle du peuple français, le bourreau se voit confier une mission «capitale» : il est, au bout de la chaîne du pouvoir souverain, le représentant agissant du droit de mort de la société sur les criminels, ces individus qui violent le principe fondamental qui donne sa légitimité à lEtat : assurer la vie et la sécurité à ses membres. Le criminel par son geste sort de la communauté qui en bénéficie et la justification de la peine de mort, ce paradoxe de la civilisation que souligneront tant dintellectuels abolitionnistes, est daller au bout de la violence pour assurer la protection de la vie. Rappeler que cette logique a été au fondement de la justice française constitue lun des intérêts de la publication des carnets.
Car Anatole Deibler ne doute pas un instant de la légitimité du châtiment suprême, sorte de garde-fou nécessaire contre la barbarie qui sommeille chez certains. Cependant est-il à labri des angoisses élémentaires devant le sang versé et la mort quil doit donner de sang-froid ? La contradiction ou le passage à la limite que constitue la peine de mort peuvent-ils être tout à fait banalisés par lhabitude chez ceux qui doivent la regarder en face ? Sensible à la violence de son office, Deibler répond à sa propre répulsion par la légalité, la nécessité, le professionalisme et le sens du devoir. Ainsi, il met à distance autant quil peut le sentiment dhorreur et de dégoût dont certains passages des carnets témoignent.
Le tabou du crime est si fort que le pouvoir, tout en affirmant sa puissance répressive dans un but de dissuasion, délègue ce rôle répugnant à un homme de lombre. Dabord sorte décorcheur boucher masqué, saignant lanimal, puis officier chargé dadministrer la guillotine médicalisée (ce progrès des Lumières révolutionnaires), vêtu bourgeoisement et entouré dune équipe technique, lhomme de mort cherche lanonymat et désire la respectabilité, qui lui seront refusés. A lépoque constitutionnelle et républicaine, lexécution se fait même jusquen 1939 sur la place et attire une foule malsaine criant vengeance ou simplement fascinée par la décapitation dun des siens, cet étrange «monstre» ainsi exorcisé et mis à distance de soi. Après la Seconde Guerre mondiale et loccupation, période que Deibler ne connaît pas il meurt en se rendant à son travail en 39 -, la foule ne peut que se rassembler aux portes de la prison pour vivre la mise à mort sans pouvoir sassurer de visu que justice a été rendue.
Bien sûr, il sagit déviter les débordements et de contrôler lévénement à tous égards : une mort «propre». Quant au bourreau, à labri du cordon de police, il nest pas mécontent déchapper aux risques du métier (gare aux bourreaux malhabiles ! le peuple en furie, ému de compassion (et déçu ?), les massacrait avant le XIXe siècle) : même si la guillotine évite les problèmes techniques du passé, langoisse dune décapitation sale demeure et Deibler se gagne rapidement la réputation dun vrai spécialiste. Il échappe surtout à une célébrité encombrante, car le métier est assez exposé et difficile à gérer psychologiquement : il consiste après tout à donner la mort. On a beau lui avoir facilité la tâche, réduit la place du hasard, de lhabileté des gestes, de lémotion, le bourreau gère une procédure (ligoter, entraver, couper cheveux longs et cols de chemise, allonger sur la planche coulissante, placer la tête entre les bois de justice) centrée sur une machine à couper les têtes et on ne sy habitue jamais tout à fait. Les carnets pleins de détails sur la routine des exécutions et danecdotes sur les derniers moments des condamnés, expriment aussi un besoin dalléger la conscience du bourreau.
Lintroduction de Gérard Jaeger, qui présente ces carnets et a écrit la biographie dAnatole Deibler (LHomme qui trancha 400 têtes, Le Félin, 2001), replace les notes intimes de Deibler sur un plan historique et psychologique. Deibler, comme les bourreaux dancien régime, est happé par la tradition familiale : son père, entre fierté professionnelle, souci paternel et conscience civique (il faut bien que quelquun sen charge), loblige à lassister pour lhabituer au métier. Deibler devient salarié contractuel (le bourreau nest pas fonctionnaire) et coupe les têtes des plus grands (bien sûr Landru, les assassins de présidents de la république, les anarchistes) et du menu fretin du crime (des faits divers oubliés mais passionnants et émouvants).
Le lecteur partagera peut-être le voyeurisme des foules dexécution en reprenant le catalogue des «victimes» (mot utilisé une seule fois) de Deibler, confortablement installé dans son fauteuil, à distance spatio-temporelle et psychologique convenable pour notre culture abolitionniste. Si Nietzsche a vu juste, la raison dans ses exigences implacables et sa mise à la question de la vérité est intellectualisation des cruautés anciennes. Il est sûrement bon de savoir se contenter de moins de sang et dun tribunal de la raison historique, mais lenjeu reste moral et lon noubliera pas que malgré ses contradictions, cest justement au nom de la morale que Deibler remplit son office comme un sacerdoce. Cest lintérêt majeur de ces carnets, en faisant revivre (en labsence des images interdites) lévénementiel dans son caractère individuel et sériel, de donner à penser à lobjet peine de mort comme aux questions des origines du crime et des voies de la justice.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 26/04/2004 ) Imprimer
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