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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Judéité et temps modernes | | | Jules Isaac L'Enseignement du mépris - suivi de L'Antisémitisme a-t-il des racines chrétiennes ? Grasset 2004 / 18 € - 117.9 ffr. / 88 pages ISBN : 2-246-17182-2 FORMAT : 13x21 cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Jules Isaac (1877-1963) a marqué plusieurs générations de jeunes Français par sa contribution au fameux manuel Malet-Isaac, quil co-signa avec son collègue Albert Malet et qui fit autorité jusque dans les années 1960-70. Cette activité dauteur scolaire, à laquelle lidentifient les lycéens de la quatrième république et de la cinquième gaulliste, a pris le pas dans la mémoire nationale sur lautre uvre dIsaac, consacrée à lhistoire de lantijudaïsme chrétien et aux racines de lanti-sémitisme européen des XIXe et XXe siècles.
Ses propres origines juives déterminèrent lintérêt dIsaac pour une question qui ne fut pas pour lui seulement académique mais morale, politique et existentielle. Existentielle au double sens où il fut à son corps défendant, comme les Israëlites de tous milieux sociaux et de tous niveaux intellectuels, victime de lantisémitisme ambiant de la société européenne et particulièrement de celui de la France de lAffaire Dreyfus, puis humilié et expulsé de lUniversité par le Statut Juif de Vichy (on sait que Bergson, gloire de la dite université, incarnation de la pensée française de lépoque, ne voulut pas bénéficier daménagements, à lembarras de lEtat français), et enfin menacé dextermination par la politique nazie danéantissement des Juifs dEurope.
Isaac réfléchit pendant la guerre aux origines de cette crise sans précédent de lhumanisme européen et à lenracinement profond de la judéophobie en Europe : de cette réflexion partirent les recherches documentaires érudites qui aboutirent à La Genèse de lantisémitisme (1963), publié à sa mort. Isaac avait auparavant, à la sortie de la guerre, livré sa lecture du rapport de Jésus à sa communauté dorigine dans Jésus et Israël (1948), ouvrage écrit sous loccupation et destiné à faire réfléchir lEglise catholique et les catholiques de France aux conséquences du mépris des juifs et à la condamnation de leur entêtement orgueilleux par la tradition chrétienne médiévale.
Car lhypothèse dIsaac, que ses travaux tendent à confirmer, est que si lantisémitisme moderne est, comme lEglise la affirmé, de nature foncièrement différente, sur un plan théologique, de la relation de lEglise au judaïsme, il nen reste pas moins que par sa violence et sa radicalité, la condamnation traditionnelle de lEglise à légard des Juifs comme peuple collectivement déicide, arrogant et oublieux de Dieu (pour lequel certes lEglise priait en demandant à Dieu sa conversion) a nourri une haine et des préjugés solides contre les Juifs, qui, à lâge de la sécularisation, préparèrent le terrain à une stigmatisation raciste.
Les travaux dIsaac sont aujourdhui généralement admis et lui valurent dêtre consulté par lEglise pour la préparation de Vatican II. On sait que lEglise concilaire, comme déjà une partie des évêques pendant la Seconde Guerre mondiale, prit soin de se démarquer nettement de la polémique anti-judaïque et de spécifier la nature théologique de sa différence de foi avec un judaïsme dont elle reconnut plus clairement quil émanait du peuple de Jésus et des apôtres. Si Jean Paul II a pu faire repentance sur lanti-judaïsme de lEglise et déplorer ses conséquences, il le doit en grande partie au dialogue mesuré et précis, que sa génération et lhistorien Isaac menèrent après 1945 sur la part de responsabilité de la culture chrétienne dans les pogroms et lextermination. Dialogue rendu possible par le respect dIsaac pour «le vrai christianisme», quil veut séparer dune part sombre de son histoire.
LEnseignement du mépris part de limpossibilité pour le christianisme dorigine et dessence sémitique de professer un «anti-sémitisme», et sinterroge sur les causes dune porosité avérée des milieux chrétiens à lantisémitisme. L'opuscule LAntisémitisme a-t-il des racines chrétiennes ?, réédité ici en annexe, répond par laffirmative. Dune part, il constate et prouve une contamination raciste des chrétiens prédisposés par un «système davilissement» millénaire ; dautre part, il montre les dérives racistes que la condamnation des Juifs et du judaïsme peuvent nourrir. Isaac place au IVe siècle la catastrophe qui frappe, sans quils sen aperçoivent, lEglise ancienne et les Juifs : la polémique chrétienne, conçue par des Européens descendants de gentils, séparés de lorient et des racines juives du christianisme, simpatiente de la longévité du judaïsme et fait son procès. Il faut expliquer léchec du Christ en Israël, par la dégénérescence de la foi des Juifs, tombés dans le ritualisme et le légalisme sans lesprit, devenus «charnels» et incapables de voir la messianité évidente de Jésus ; la théologie de la Providence ajoute un élément dabandon par Dieu de son peuple, qui préfigure le thème du Juif errant, sorte de Caïn condamné à souffrir en raison dun crime abominable, le rejet du Messie et le déicide.
Lofficialisation de cette doctrine dans lEmpire chrétien de Constantin bouleverse la situation des Juifs dEurope pour mille ans. Isaac rappelle que cette interprétation théologique et ses conséquences juridiques et morales ne découlaient pas nécessairement, même et surtout pour la foi chrétienne, des faits historiques quil faut rétablir dans leur contexte et leur complexité. Il montre surtout quavoir fait des Juifs un peuple déicide et doté de qualités substantielles transhistoriques revenait à cautionner une forme de racisme qui après avoir nourri discriminations et persécutions médiévales et proto-modernes muerait à lâge de la science et des théories racistes en antisémitisme et nazisme.
Cette réédition de LEnseignement du mépris, évidemment due à linquiétude actuelle concernant une possible reprise de lantisémitisme en Europe, nous persuade surtout de lintérêt doffrir au public lopus magnum qui reste la base des travaux modernes sur le sujet : La Genèse de lantisémitisme.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 05/10/2004 ) Imprimer
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