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Vers la souveraineté sacrée | | | Emilio Gentile Les Religions de la politique - Entre démocraties et totalitarismes Seuil - La couleur des idées 2005 / 24 € - 157.2 ffr. / 301 pages ISBN : 2-02-058045-4 FORMAT : 14x21 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Le pouvoir est-il sacré ? La souveraineté est-elle dessence religieuse ? Toutes ces questions fondent en partie la naissance de la science politique, comme analyse du discours théologico-politique forgé par lEglise quasiment depuis Eusèbe de Césarée et le pape Gélase. Certes, la redécouverte, à la fin du Moyen âge, de la pensée antique et la redéfinition de la souveraineté, nuancent cette réflexion, en distinguant les pouvoirs civils et religieux, mais une osmose est-elle possible ? Cela revient à poser quelques questions : le politique est-il une transcendance en soi ? Assiste-t-on à une forme de sacralisation de la politique ? Cest tout lenjeu de louvrage dEmilio Gentile, professeur dhistoire contemporaine à luniversité de Rome et spécialiste incontesté du fascisme (depuis La Religion fasciste, en 2002 à Quest-ce que le fascisme ?, en 2004).
La modernité, ce processus qui bouleverse les États et les sociétés au XIXe siècle, mettant progressivement ou brutalement un terme à lAncien régime, comporte notamment une forme de laïcisation et de sécularisation des États comme des sociétés. Est-ce alors la fin de toute transcendance ? E. Gentile montre dans Les Religions du politique que, depuis la Révolution américaine jusquà nos jours, en passant par divers régimes, le politique a su composer avec le sacré tout en combattant les Eglises, saccommodant du partage des tâches (les deux glaives du modèle médiéval) avant de revendiquer pour lui des fonctions jusque là échues aux Eglises (lenseignement, la morale, les pauvres
). Les XIXe et XXe siècles sont largement le cadre de ce conflit, ce «discordat» qui voit le triomphe des États. Mais, et cest le cur de louvrage, les Etats auront finalement généré leur propre religion (le politique, comme la nature, aurait-il horreur du vide ?), doté de diverses «idoles» (la nation, la patrie, la république, la race, les masses
), de prophètes (Hitler, Lénine, Mussolini, Staline, Mao
), déglises séculières (le parti), de dogmes et de rituels : bref, les religions de la politique auront supplanté celles de lindividu, non sans réactions, tentatives de conciliation et daccommodement, puis condamnations de la part des Eglises «traditionnelles».
La démonstration commence avec les États-Unis, et lauteur samuse à montrer, en extrapolant à partir de lexemple du billet vert, que la religion civique américaine, séculière, est une religion du politique. Reste à définir le cadre de cette nouvelle croyance, son fonctionnement, la délimiter dans lespace normé de la cité et du citoyen. Le travail de définition est entamé dès la fin du XVIIIe siècle et incorpore les héritages des révolutions françaises et américaines et leur messianisme laïc. Mais lon croise encore, de-ci de-là, des êtres suprêmes : le communisme, en fournissant son propre horizon dattente millénariste à ses sectateurs, ébranlera les fondements du temple civique. La religion était un opium : la société sans classe et légalitarisme seront un autre «paradis artificiel», tout aussi tentant et inaccessible. La suite senchaîne normalement : dans le court XXe siècle, les régimes qui entendent redéfinir, voire reconstruire lhomme, et supplanter la religion, accoucheront de leur propre religiosité, fondée sur une déification de soi. La boucle est bouclée : «le plaisant dieu quun dieu qui a faim», pourrait-on dire pour plagier Proudhon ! Fort logiquement, le spécialiste réputé du fascisme et de sa liturgie sintéresse tout spécialement aux totalitarismes, analysant avec force références les divers aspects : le culte de la personnalité, le millénarisme et leschatologie «laïque», le mythe de lhomme nouveau
Moloch est bien disséqué.
Une conception libérale, optimiste ou whig de lHistoire pourrait conclure sur lidée que les religions du politique connaissent une éclipse après lapothéose des totalitarismes européens. Mais, et cest lun des intérêts de louvrage, E. Gentile ne borne pas son étude aux années trente, et entend bien, au contraire, montrer les modèles neufs apparus dans la foulée, ou en réaction, aux modèles totalitaires de la guerre, que ce soit dans laire communiste (la Chine, Cuba
), dans les Etats issus de la décolonisation, ou dans le cas particulier dun Etat fondé autour dun martyr comme Israël. Enfin, si lEtat de droit est, à priori, un terrain moins favorable, le constat dun «besoin» de sacré subsiste et lauteur, plus prudent quun lointain prédécesseur, ne saurait proclamer la mort de Dieu !
Louvrage est réussi, à la fois ambitieux tout en demeurant accessible. Cest le résultat dune synthèse très dense (et parfois un peu redondante dans la répétition maniaque des définitions et des critères), qui sappuie largement sur des analyses dépoque, commentées et discutées par lauteur qui replace ainsi une pensée, une théorie dans un courant et un contexte éclairant. A cet égard, ce livre très stimulant constitue une mine de textes et de références, qui donnent au lecteur un aperçu ample de la question (peut-être à développer pour lhistoire immédiate).
Derrière ce sujet se profile en effet une modernité qui a fait évoluer le religieux dans nos sociétés pour finir par lintégrer, en modifiant les icônes mais en conservant lesprit et un certain fanatisme dogmatique. Lamateur de structure sinterrogera sans doute sur la constance du sacré dans les sociétés, dont seul lobjet change. Le lecteur de poésie se rappellera peut être que lhomme est un dieu déchu qui se souvient des cieux (et qui tente ainsi de les reconstruire «en bas»). Mais le citoyen dessillé saura-t-il faire la part du diable dans cette histoire et retrouver la voie dune «foi civique» sans artifices liturgiques, au service dun projet cohérent de société ?
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 15/06/2005 ) Imprimer
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