|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Lucien Lévy-Bruhl Correspondance de John Stuart Mill et d'Auguste Comte L'Harmattan 2007 / 39 € - 255.45 ffr. / 560 pages ISBN : 978-2-296-04190-5 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF; Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan). Imprimer
Envoyé par son père en France dès lâge de quatorze ans pour y séjourner auprès dun frère de Jeremy Bentham, enterré aux côtés dHarriet Taylor en Avignon, John Stuart Mill a toujours été un grand ami et un excellent connaisseur de la France. Signe de son discernement et de son ouverture desprit, il avait su reconnaître, parmi toutes les personnalités du monde intellectuel français, les deux génies, si différents, de Comte et de Tocqueville. Aujourdhui, lintérêt se porte plus volontiers vers lami de lauteur de la Démocratie en Amérique (voir J. St. Mill : Essais sur Tocqueville et la société américaine, Vrin, 1994). LAutobiographie (Aubier, 1983) ne laisse cependant aucun doute : Comte a exercé sur Mill une influence incomparablement plus profonde que Tocqueville et la correspondance Mill-Tocqueville apparaît bien insignifiante au regard de celle qui vient dêtre rééditée.
Elle sétend sur une période de sept ans (1841-1847) mais, dans la lettre qui lui sert douverture, Mill nous apprend que linfluence avait commencé bien plus tôt, puisque la lecture des uvres saint-simoniennes de Comte, en 1829, avait constitué une étape décisive dans le développement de sa pensée, en laidant à prendre ses distances à légard de la philosophie de Bentham que lui avait inculquée son père. Le ton du correspondant anglais est donc plein de déférence. Mill, qui était alors en train de rédiger son Système de logique (1843), allait même jusquà déclarer que, sil avait pris plus tôt connaissance du Cours de philosophie positive (1830-1842), il se serait à la place contenté de le traduire (p.77). Cet état de grâce ne devait pas durer longtemps. Conscient de sa valeur, Mill entendait bien discuter dégal à égal et un malentendu ne tarda pas à sinstaurer entre les deux hommes. À la différence de Comte, homme aux positions bien arrêtées, Mill était prêt à faire des concessions mais nentendait pas pour autant renoncer à certaines de ses convictions.
Le désaccord survint en 1843 à propos du statut des femmes (p.208). Féministe de la première heure, Mill était un farouche partisan de légalité des sexes alors que son correspondant défendait tout aussi farouchement la subordination de la femme. La question nétait pas purement spéculative et, pour qui connaît un peu la vie des deux hommes, les deux figures dHarriet Taylor et de Clotilde de Vaux ne sont jamais loin. Mais tout ceci reste en filigrane ; cest à peine si Comte fait quelques discrètes allusions à la rencontre qui avait bouleversé sa vie et lon retiendra avant tout la façon dont les deux penseurs réussissent à élever le débat, qui met en cause des considérations aussi bien scientifiques que politiques.
Une fois constatée la situation faite aux femmes au dix-neuvième siècle, la question se pose en effet de faire la partage entre ce qui relève de la biologie et ce qui relève de la sociologie ou, pour employer des termes plus familiers, de la nature et de la culture. Un moment vient où les deux hommes constatent que leur désaccord est irréductible ; chacun renonce donc à convaincre lautre et décide de camper sur ses positions. La correspondance entre alors dans sa phase descendante, les lettres sespacent (vingt-et-une en 1843, dix-sept en 1844, dix-neuf en 1845, huit en 1846) et sen tiennent aux questions pratiques : fondation dune revue, déboires académiques de Comte, subside attribué à celui-ci par quelques riches Anglais. Dans le Système de logique, les références à Comte iront diminuant avec chaque réédition et Mill finira par dire du Système de politique positive (1851-54) : «ce livre représente un avertissement monumental aux penseurs sur la société et la politique, au sujet de ce qui arrive quand on perd de vue, dans ses spéculations, les valeurs de la liberté et de lindividualité».
Malgré une fin un peu décevante, cet ensemble de quatre-vingt-neuf lettres nen constitue pas moins un document tout à fait exceptionnel et lon a peu loccasion de lire une correspondance entre des esprits aussi éminents, assez proches pour pouvoir sentendre, au moins pendant un temps, et assez indépendants pour entretenir un véritable débat de fond. Cest ainsi que chemin faisant sont abordés des sujets aussi divers que : léconomie (pp.308-22) ; le statut de la psychologie, Mill étant choqué de ce que le positivisme ne lui fasse aucune place dans sa classification des sciences et plaidant pour lintroduction de léthologie, entendue comme science du caractère ; la religion (Mill, parfaitement daccord avec Comte sur le fond, insistant sur limpossibilité daborder de front cette question dans son pays et invitant son correspondant à plus de prudence) ; ou encore la condition des ouvriers parisiens qui assistaient au cours dastronomie donné par Comte. Une mention toute particulière doit être faite du passage où Mill, à propos de lIrlande, souligne ce qua dexceptionnel la situation anglaise (p.550). Lidée quil y aurait une «exception française», donnée aujourdhui comme une évidence, est pourtant loin daller de soi. Certes, depuis Montesquieu, la monarchie parlementaire anglaise a souvent été prise comme modèle, et langlomanie de libéraux comme madame de Staël ou Benjamin Constant est bien connue. Mais Comte, qui se flattait dêtre resté toujours républicain, ne voyait pas les choses de cet il et lon oublie trop souvent quil a été largement suivi sur ce point. Les leçons historiques du Cours, qui établissent sans cesse un parallèle entre la France et la Grande-Bretagne, sont très claires à cet égard. Loin dêtre exceptionnel, le cas français est seul pleinement normal ; cest lAngleterre qui fait exception et il ny a donc pas à prendre modèle sur elle. Il nest pas indifférent de constater que Mill était du même avis.
Publiée pour la première fois en 1899 par les soins de Lucien Lévy-Bruhl, cette correspondance méritait dêtre rééditée. Le lecteur y constatera que les débats actuels divisaient déjà les esprits il y a quelque cent-cinquante ans ; il pourra aussi prendre un peu de distance par rapport au présent, exercice bien souvent salutaire pour qui veut comprendre son temps.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 18/01/2008 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Auguste Comte, Caroline Massin : correspondance inédite de Auguste Comte , Caroline Massin Comte (1798-1857) de Juliette Grange Le positivisme est un culte des morts : Auguste Comte de Raquel Capurro | | |
|
|
|
|