| |
De l’historien, du citoyen | | | Jean Chesneaux L'Engagement des intellectuels 1944-2004 - Itinéraire d'un historien franc-tireur Privat - Bibliothèque historique 2004 / 26 € - 170.3 ffr. / 448 pages ISBN : 2-7089-5615-9 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : Ludivine Bantigny est agrégée et docteur en histoire. Ses travaux portent sur lhistoire sociale et culturelle de la France dans la deuxième moitié du XXe siècle. Imprimer
Le dernier livre de Jean Chesneaux est un ouvrage tout à la fois curieux et attachant. Le titre en est trompeur : il nest pas là question dune histoire des intellectuels. Tout au plus sagit-il de lengagement dun intellectuel, Chesneaux lui-même. À cet égard, cest donc comme souvent le sous-titre qui éclaire vraiment le projet.
«Historien», Jean Chesneaux lest de toute évidence, comme spécialiste reconnu de lAsie orientale. Mais ses recherches, depuis sa thèse de doctorat sur le mouvement ouvrier chinois, ont toutes répondu à son désir dengagement. À ce titre, le terme d«intellectuel» lui va comme un gant, ô combien. Toujours soucieux de placer ses activités universitaires au service de causes qui lui semblaient en valoir la peine, Jean Chesneaux a même pris une retraite précoce, de cette Université de Paris-VII quil avait rejointe dès sa création en 1971, afin de mieux embrasser dautres fonctions de «citoyen» : notamment, des responsabilités à la Ligue de lEnseignement, puis la présidence de Greenpeace France et le Conseil scientifique dATTAC. Des rangs du Parti communiste français, quil quitte en 1969, au maoïsme, dont il séloigne après la mort de Mao, puis à la cause écologiste, le parcours est semé denthousiasmes et de doutes, mais toujours animé par la volonté «den être», de ne pas rester attentiste et, si possible, de contribuer à «changer le monde». «Franc-tireur» donc, sans doute, entre le soutien aux paysans du Larzac et celui accordé aux indépendantistes kanaks, entre le combat contre les essais nucléaires de Moruroa (auquel lauteur restitue la prononciation polynésienne) et lengagement dans les forums sociaux. Jean Chesneaux fut aussi de ces «intellectuels coluchiens» qui, en 1980, soutinrent la candidature de lhumoriste à lélection présidentielle de lannée suivante ; quelques articles resituent bien le contexte de cet épisode insolite et la peur quil suscita dans les milieux politiques.
Il y a là, bel et bien, un «itinéraire» il faut dautant plus le souligner que Jean Chesneaux est un grand voyageur : le lecteur chemine et picore dans ces textes non retouchés parus depuis les années 1950. Le refus de les remanier sexplique par la volonté de Chesneaux de ne pas justifier ex post ses engagements, mais aussi ses erreurs ; il ne sagit donc pas dune reconstitution, mais plutôt dune exploration. Buissonnant, bouillonnant, daucuns diront peut-être brouillon, le livre tient de lanthologie et du florilège : une centaine de textes est regroupée ici en seize séquences, dont les origines sont des plus hétérogènes témoignages à chaud («Vivre en mai»), entretiens imaginaires (avec Bertold Brecht), allocutions (à loccasion, par exemple, du départ en retraite de Michelle Perrot), réponses et ripostes (notamment à Hubert Védrine et en faveur des ONG), comptes rendus de lecture virulents (petite agression contre un ouvrage de Luc Ferry sur lécologie) ou chaleureux (sur QHS de Roger Knobelspiess, entre autres)
Il est aussi question dans ce livre de certains compagnonnages, là encore des plus divers : de Jules Verne à Walter Benjamin. Au premier, Jean Chesneaux rend hommage en évoquant la figure du capitaine Nemo, linsoumis, le rebelle de Vingt mille lieux sous les mers, haïssant lAngleterre comme puissance impérialiste plaçant sous sa domination des peuples entiers. Le second apparaît ici comme celui qui refuse le quiétisme historique, qui rejette lidée de contempler lhistoire, épousant au contraire le souci de la dynamiser. Il y va de la responsabilité de lhistorien. Aussi Chesneaux aime-t-il en Benjamin celui qui ne voit pas dans lhistoire un continuum temporel tout entier orienté vers le progrès, mais une série de crises et de déchirements, de kairoi quil sagit aussi de saisir. On retrouve là tout Chesnaux, dans ce désir de faire lhistoire tout autant que de lécrire. Son livre est donc également une réflexion sur lhistorien face à la modernité, à la contemporanéité.
Ce sont surtout les dissidences qui retiennent Chesneaux. Et dès lors, on peut sinterroger : vraiment, les ONG constituent-elles un «aiguillon» ou un «contre-pouvoir» ? Vraiment, peut-on à ce point distinguer, sans en voir les entremêlements, «le social» (soit la «société civile» ou encore cette «culture-ONG originale» que vante lauteur), «léconomique» («le marché»), le politique («le pouvoir dÉtat») ? Vraiment, peut-on escompter que les États pourront mettre au pas les «forces économiques» et intervenir au service du «Peuple de la Terre», pour reprendre lexpression que Jean Chesneaux emprunte à Monique Chemillier-Gendreau ?
Du milieu daction catholique dont Jean Chesneaux est issu, aux grands écarts entre le PCF et Greenpeace, mais quil assume au nom dun trait commun, «linternationalisme» , il y a nécessairement quelques tensions, des contradictions, et pourquoi pas quelques illusions. Mais après tout, elles sont sans doute nécessaires à qui veut faire acte, sinon de subversion, du moins dune «pratique sociale responsable».
Ludivine Bantigny ( Mis en ligne le 24/01/2005 ) Imprimer | | |