| Wolfgang Krieger Services secrets - Une histoire, des pharaons à la CIA CNRS éditions 2010 / 25 € - 163.75 ffr. / 355 pages ISBN : 978-2-271-06953-5 FORMAT : 15,1cm x 23cm
Traduction de Tilman Chazal et Prune Le Bourdon
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
CIA, KGB, Mossad
autant dacronymes universellement connus, quand bien même leur activité demeure, en règle générale, des plus opaques : un contraste intrigant entre popularité réelle et discrétion marquée. Les services de renseignement sont, en quelques sortes, des mythes modernes, alimentant la rumeur dun État omniscient, omnipotent et justifiant nombre de théories du complot
des mythes façonnés par une culture légitime du secret autant que par des fantasmes véhiculés par la littérature et le cinéma. Ils sont pourtant, également, un objet dhistoire certes complexe et souvent difficile à saisir par nature avec ses archives, ses références, ses historiens et même ses collections dédiées (Nouveau Monde éditions par exemple). Bref, un objet ambivalent, et dans ce qui ressemble à un maquis de représentations, fictionnelles et scientifiques, il faut parfois lautorité dun chercheur pour valider ou infirmer une théorie. Bref, un objet contraignant, toujours en butte au soupçon (de manipulation, «on ne saura jamais la vérité», «cest du cinéma !», etc.) quand bien même son historicité est indiscutable et peu discutée. Aussi louvrage du professeur Wolfgang Krieger, de luniversité de Marburg, Services secrets du pharaon à la CIA peut-il déjà être salué comme une première tentative de synthèse, à longue portée
4000 ans de renseignement ?
On part donc de lempire égyptien, de sa méthode de guerre, et du rôle peu à peu nécessaire du renseignement militaire pour lutter contre des adversaires parfois supérieurement armés (le char notamment) pour gagner, civilisation après civilisation, lère contemporaine. Dans lescarcelle du chercheur, on croise des espions en Grèce classique (mais la Rome républicaine en est étrangement dépourvue, quand Carthage, et en particulier Hannibal, les utilisent avec virtuosité), à Byzance, dans lAngleterre du XVIe siècle avec le mystérieux Walsingham, dans lEurope du Grand siècle (et notamment dans la France de Louis XIV, avec son fameux Cabinet noir), dans la France révolutionnaire puis impériale (qui se souvient de Schulmeister, lespion de lempereur ?), dans lAmérique en quête dindépendance
avant daborder les rives plus balisées de lhistoire contemporaine, de la formation de l'État et de manière concomitante - du développement des outils statistiques et policiers, de linformation et donc des services et officines.
Cette histoire des services de renseignement est à la fois intéressante et déconcertante : certes, lobjet est fascinant, et nous convie, via une histoire du secret d'État, à une histoire de l'État au secret et même à revisiter lHistoire à partir dun angle plus discret. Les guerres mondiales, la guerre froide et ses suites
tout épisode connu prend, sous cet angle, une teinte nouvelle. Quelques épisodes ressortent inévitablement, comme les dessous du débarquement de 1066 et de la victoire d'Hastings, les aventures du général Arnold durant la guerre dindépendance américaine, les grandes affaires de lespionnage au XXe siècle (Richard Sorge, lOrchestre rouge, les Cinq dOxford
), la question de Pearl Harbour, etc.
Mais une histoire déconcertante aussi, au moins dans la première partie de louvrage (Antiquité et époque médiévale) car postuler lexistence dun service de renseignement (le terme même, très connoté, est un piège auquel lauteur - ou le traducteur - néchappe pas) dans l'Égypte ancienne, ou à Byzance
nous amène aux frontières de lanachronisme. Ainsi, la partie la plus intéressante demeure celle consacrée à lère contemporaine, les autres périodes étant plutôt traitées sur le mode dune histoire de l'État en guerre, ou dune histoire de la diplomatie naissante. Si quelques grands épisodes historiques permettent de supputer laction dune officine de renseignement, on doit bien souligner que tout cela demeure hypothétique. En outre, quelques vieilles badernes historiques subsistent, comme le célèbre «rien» sur le journal de Louis XVI le 14 juillet 1789
qui était en fait son journal de chasse, de facto peu pratiquée ce jour-là, et non le constat dun échec du renseignement interne de la monarchie absolue... Les mots eux-mêmes sont minés, et lorsqu'on lit que la France du Grand Siècle dispose dun service de contre-espionnage, on tique un peu. Faute darchives solides, on considérera donc que lhistoire des services secrets est une affaire résolument contemporaine
Reste le récit des premiers temps des services, depuis la fin du XIXe siècle, les affaires connues et remises ici en contexte, à partir dune bibliographie scientifique de qualité et renouvelée : laffaire Dreyfus, lentre-deux-guerres, les guerres mondiales puis la guerre froide
Lauteur livre une synthèse de ce qui était éparpillé dans une bibliographie vaste, et de ce fait, louvrage retrouve son élan. Certes, pas de révélations pour les amateurs du genre, qui ont déjà pu croiser ces histoires dans diverses monographies, mais lauteur, analysant les personnalités, les pratiques, les moyens, les stratégies, les enjeux, donne un tableau cohérent du monde du secret. Avec, en guise de conclusion, une réflexion désormais rituelle, mais toujours nécessaire, sur le conflit inévitable entre raison d'État et libertés démocratiques. Paradoxalement, les services secrets sont une affaire devenue publique.
Louvrage de Wolfgang Krieger se présente donc comme un essai de synthèse, à partir dune bibliographie récente (mais pas exhaustive : à cet égard, la bibliographie en annexe est décevante ; on attendait plus dun ouvrage scientifique) et qui se développe à toute vitesse : tant en France quà létranger, les études sur le renseignement et les services secrets ont connu une grande popularité (du fait aussi de fonds désormais accessibles), et disposent désormais de sites, de revues scientifiques... Aussi la démarche de lauteur est-elle justifiée, et louvrage, à cet égard, peut être considéré comme une sorte de manuel dhistoire du renseignement
dans les limites du genre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 08/06/2010 ) Imprimer
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