| Frédéric Saenen Dictionnaire du pamphlet Editions Infolio - Illico 2010 / 10 € - 65.5 ffr. / 190 pages ISBN : 978-2-88474-019-7 FORMAT : 11,1cm x 17,5cm
Frédéric Saenen collabore à Parutions.com Imprimer
Frédéric Saenen a plusieurs cordes à son arc, puisquil est universitaire, poète, et fondateur, avec son complice Frédéric Dufoing, de la revue belge Jibrile, aujourdhui en sommeil. Il a collaboré à de nombreuses feuilles : Cancer !, La Sur de lange, Impur, et officie aujourdhui comme critique littéraire pour le Magazine des Livres et, bien sûr, Parutions.com.
Ce Dictionnaire du pamphlet paraît aux éditions Infolio, dans la collection Illico, laquelle ne se propose dautre but que de «répondre à une attente, ou plutôt à une impatience, celle de connaître un sujet sans être un spécialiste ni avoir le temps de sy consacrer de manière appropriée». Nous resterons donc un peu sur notre faim : le savoir de lauteur eût mérité un peu plus despace où se déployer, de même que les nombreux extraits de pamphlets proposés dans le recueil ; quant au propos du livre, il souffre un peu dêtre cantonné à la France des deux derniers siècles.
Frédéric Saenen sefforce tout dabord, dans une introduction efficace, de circonscrire cet objet littéraire protéiforme quest le pamphlet, avant dégrener lépi bariolé des Jupiter Fulgurator de la parole : entre autres, Céline, Sade, Bloy, Barbey dAurevilly, Zola, Chateaubriand, Drumont, Gracq, Péguy, Rochefort, mais aussi Marc-Édouard Nabe, Alain Soral, Éric Naulleau, Pierre Jourde et Jean-Paul Brighelli. Le lecteur aura beau jeu de boucher certains trous : Frédéric Saenen na pas désiré dêtre exhaustif, ou plutôt, ne la pas pu. En ce qui concerne les auteurs contemporains cependant, que lauteur nous permette dêtre un peu surpris que des Naulleau et des Brighelli aient attiré son attention, lorsquun Maurice G. Dantec, un Gabriel Matzneff, un Alain Badiou ou un Richard Millet ne lont pas fait.
Le pamphlet, selon Frédéric Saenen, est une «zone mal famée» de la littérature : peut-être parce quon y délaisse quelque peu la raison pour lui préférer lémotion, que celle-ci prenne les teintes de la colère, de lindignation, du mépris ou de la haine. Le style y est porté à son paroxysme ; la nuance, que lon considère dordinaire comme le propre de la littérature, est délaissée au profit du lyrisme et de loutrance. Daucuns voudraient que le style ne soit jamais que le calice de lidée ; or, larme du pamphlétaire, sa preuve, cest son style. Constat terrible, aux implications décisives pour le langage : le pamphlétaire ne serait-il au bout du compte quun thaumaturge versé dans lart de faire passer de la fausse monnaie pour de lor pur ? «Le pamphlétaire, écrit Frédéric Saenen, manuvre de telle sorte quil doit à la fois discréditer la parole adverse et imposer ses vues. Les poses quil adopte (pathos, offuscations, prophétisme, etc.) traduisent les tentatives pour séduire son interlocuteur invisible qui, idéalement, devrait entrer en connivence avec le pamphlétaire, ou du moins admettre, au vu de sa force expressive, quil détient la Vérité». Le pamphlétaire serait donc, au fond, un séducteur, et son style le véhicule chamarré par quoi il exerce sa puissance. Mais alors, quel rapport la Vérité entretient-elle avec la «force expressive» quévoque Frédéric Saenen ? Est-ce la Vérité qui fonde le style, ou le style qui témoigne de la Vérité ? Comment distinguer la vérité jaillissante dun verbe prostitué ? On trouverait presque, dans la fascination exercée par la plume pamphlétaire sur le lecteur, quelque chose de religieux : le pamphlétaire demanderait au lecteur dentrer, plus encore peut-être quen «connivence», en communion avec lui.
«Tantôt le lecteur sourit, il acquiesce au réquisitoire ou au plaidoyer, se laisse embarquer de son plein gré, est rendu hilare par tel détail, telle insinuation, telle saillie ; tantôt cette haine à létat brut leffare, il seffraye de la radicalité des phrases que ses yeux parcourent, car nest-il pas en train de collaborer par la pensée à de la délation, à de la diffamation, à des incitations au meurtre ?», se demande, lucide, Frédéric Saenen. Le plaisir du texte peut-il donc être une sorte de crime ? Et existe-t-il quelque chose comme une écriture criminelle, pousse-au-crime, et quelque chose comme une lecture complice ? Peut-il y avoir une innocence de la jouissance esthétique lorsque le somptueux est vil ? Quest-ce qui nous autorise à nous délecter de linjure, de la violence verbale ? Cette jouissance, à quel moment se fait-elle acquiescement ? Complicité ? Collaboration, pour reprendre le terme significatif de Frédéric Saenen ? Est-il possible dadmirer
avec parcimonie ? Doit-on séparer, dans une uvre, dans une âme, dans une vie, le bon grain de livraie, quitte à amputer son admiration, ou au contraire tout prendre en bloc, les splendeurs et les déroutes, comme le faisait Napoléon avec lhistoire de France ? Qui ne sest un jour surpris à batifoler délicieusement dans le marigot doré dun texte bien sale, gonflé dexcès, doutrages au bon sens ? Qui aura osé se demander si une telle licence était compatible avec la promptitude avec quoi nous dénonçons les complaisances dun adversaire ? Que veut dire doctroyer aux écrivains que lon aime, qui nous subjuguent par leur verve, des droits que lon refuse à ceux que lon méprise : linjure, la calomnie, la mauvaise foi, la caricature ? Qui na jamais mis en sourdine tout ou partie de sa faculté de juger, afin de se laisser jouir plus tranquillement ? Oui, il y a sans doute un confort de l'admiration béate, ladmiration soctroyant peut-être davantage de droits en des époques qui, comme la nôtre, paraissent plombées par un mixte dinquisition moralisatrice et de mollesse de cur que nous nous plaisons à défier, serait-ce du fond moelleux dun canapé Ikea. Que ladmiration soit ce bel élan délaissé par l'orgueil vulgaire, démocratique, et un sentiment à reconquérir, ne devrait pas occulter son flirt constant avec lidolâtrie. Nous voilà donc jouant les funambules sur «cette ligne de crête si malaisément praticable entre plaisir du texte et portée des mots» évoquée par Saenen, et ce passionné de Céline parle en connaisseur.
À propos de Céline, un point de Frédéric Saenen eût été intéressant, et de façon plus générale à propos de la querelle dont les pamphlets céliniens constituent à vrai dire le point focal, et où se laissent voir deux camps : le parti des littéraires, lesquels se complaisent dans la posture de lesthète désinvolte, du dandy, et prétendent que la morale nintéresse jamais que le prosaïsme bourgeois, pharisien ; le parti des politiques, préoccupé dépurations. Le premier parti, à forte vocation de blanchisserie, tient que le style excuse tout, et que sa somptuosité absout ses crimes
Les bons sentiments ne font pas de bonne littérature, clament-ils à qui mieux mieux, oubliant un peu vite que si la moraline est une plaie, la morale se trouve au cur de maint chef-duvre (qui prétendra que Dostoïevski est amoral ?). Le parti adverse, plutôt porté sur lébouage, et dont le grand aïeul est le fameux procureur Pinard, se fait fort dexpurger la littérature de ses productions nauséabondes, et de transformer celle-ci en réseau de voies décemment carrossables par lhonnête citoyen. Ce parti considère, à juste titre sans doute, que la responsabilité croît à proportion du talent, lequel, loin dabsoudre, oblige. Si ladmirateur inconditionnel, lesthète absolu, a parfois des airs de Pilate, lapôtre de la responsabilité a quant à lui tôt fait de rallier les ligues de vertu.
«Plutôt quune référence, cest un guide modeste» : ainsi Frédéric Saenen présente-t-il son Dictionnaire du Pamphlet. Soit, mais après ce modeste panorama, nous attendons une somme, si possible immodeste ! Nous appelons donc, en toute simplicité bien sûr, les éditeurs de France, de Belgique et de Navarre qui nous lisent, à bien vouloir confier à Frédéric Saenen la rédaction dun dictionnaire du pamphlet doté dun peu plus dembonpoint, dans lequel, les coudées franches, il pourra nous en dire plus sur la parole pamphlétaire, multiplier les notices et les extraits, et, pourquoi pas, élargir sa période détude jusquaux temps du prophète Jérémie
Ce petit guide est en tout cas une heureuse entreprise, à lheure où la parole est dune pusillanimité sans précédent : il nous rappelle que la France a été dune trempe polémique un peu supérieure à celle qui sobserve, ou plutôt, ne sobserve pas, dans les grotesques «débats» actuels, où lon sempresse de coller létiquette «dérangeant» sur le front de nimporte quel guignol babillant sa très rentable «incorrection».
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 07/09/2010 ) Imprimer
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