| Alain Corbin La Douceur de l'ombre - L'arbre, source d'émotions, de l'Antiquité à nos jours Fayard 2013 / 23 € - 150.65 ffr. / 347 pages ISBN : 15,3 cm × 23,5 cm FORMAT : 978-2-213-66165-0
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
Un très beau livre (et un beau titre
) dAlain Corbin, le grand historien du «sensible», sur un sujet qui paraît aller de soi et dont on se rend compte à la lecture quil est chargé de sens plus complexes et plus ambivalents quon ne limagine.
Larbre : toujours présent dans la nature et jusque dans les villes dont il compose le décor au même titre que le mobilier urbain
Larbre dans la forêt qui, elle, a fait lobjet de nombreuses études. Alain Corbin sinterroge sur la singularité de larbre et le regard que, depuis lAntiquité, les Occidentaux portent sur lui. Un essai tout à fait stimulant. Une nouvelle fois, pourtant, regrettons que les notes abondantes (qui tiennent lieu de bibliographie) aient été rejetées en fin de volume, à côté du glossaire.
Alain Corbin entraîne son lecteur, immédiatement séduit, dans une promenade littéraire érudite et passionnante. Il explore les sources littéraires et artistiques, dOvide aux auteurs et artistes contemporains : Italo Calvino, Yves Bonnefoy, Michel Campeau, François Méchain, Giuseppe Penone, etc.. Un cahier central de photographies illustre avec bonheur le propos. Une promenade que lauteur laisse ouverte en ne donnant pas de conclusion à son livre.
Quatorze chapitres pour traiter ce vaste sujet : non pas larbre en tant que tel mais les émotions quil suscite au fil des âges, émotions dont la permanence étonne. Ainsi dès le premier chapitre qui sintitule ''Ecrire sur larbre'', la volonté des hommes d'inscrire leur trace dans la durée est présente dès lAntiquité. Cependant, les simples graffitis daujourdhui font pâle figure à côté des sentences de lAstrée, le roman dHonoré dUrfé, dont le héros Céladon chante son amour pour Astrée en linscrivant sur lécorce des arbres.
A chaque époque ses lectures : dans lAntiquité, larbre fait lobjet de cultes païens, contre lesquels luttent dès les débuts du christianisme les Pères de lEglise. Au Paradis se dresse larbre de la connaissance et le serpent tentateur. Durant tout le Moyen-Age, les superstitions liées à larbre survivent, constamment combattues par lEglise, qui par ailleurs, tout en nabandonnant jamais la condamnation de la dendôlatrie, reprend le thème de la sacralité de larbre en lassociant au bois de la Croix du Christ, thème repris sans relâche jusquau Tête dor de Claudel ; croix qui reverdit, arbre de vie qui mène au Salut. Reste pourtant bien ancrée lidée que larbre, «passeur du chtonien à louranien», est plus proche du paganisme que du christianisme, ce que relève la première phrase du livre. ««Il savait voir larbre», écrit Péguy à propos de Victor Hugo, signifiant par là que, débarrassé de ce quil considère comme des oripeaux romantiques, le grand poète national fut dabord un païen».
Voir larbre dont la verticalité simpose et pousse à regarder vers le haut, le ciel, mais dont la profondeur des racines plonge au cur des mystères de la terre. Au XIXe siècle, larbre impressionne, symbole dune nature indomptée quil faut préserver, et sur ce plan Alain Corbin se réfère abondamment à laméricain Henry David Thoreau. Larbre invite constamment à des considérations anthropomorphiques, que lauteur explique ainsi : «Ce qui fonde la ressemblance entre larbre et lhomme et ce qui, du même coup, facilite lanthropomorphisation du végétal est dabord leur commune verticalité» (p.137). Nombre dauteurs ont développé cette idée : pour Platon, lhomme serait un arbre céleste, pour Thomas dAquin, là se fonde lhumanité : différence entre lhomme debout et lanimal rampant, Matisse recherche «le végétal enfoui dans lhomme ou la femme».
La richesse des émotions face à larbre est infinie : crainte et épouvante, rêveries érotiques, conviction que larbre a une âme, et dialogues ouverts
Larbre peut devenir un confident, un mentor, Hugo, Michelet, Barrès, Paul Valéry (liste non exhaustive) développent volontiers ce thème, et Alain Corbin cite Yves Bonnefoy : «Larbre est une leçon, grâce à larbre on pourra aimer, réfléchir, penser en termes de vie plutôt que de connaissance : comme déjà caurait pu être le cas, jadis, au jardin dEden» (p.198). Tous les arbres ne sont pas égaux, chacun a sa place dans limaginaire et les émotions quil suscite : force du chêne, dangers du noyer, beauté du tilleul, séduction du platane dont Xerxès est amoureux, passion qui inspira à Haendel lun de ses plus beaux airs
Drame de la mort des arbres, quelle soit naturelle, ou due à labattage qui le plus souvent révolte !
A la lecture de ce riche essai, on mesure à quel point le rapport entretenu avec larbre est un rapport riche et paradoxal : symbole de la vitalité - masculine comme féminine (Matisse dit que la vue dun arbre le fait penser à une femme) - mais aussi symbole de la mort et du mal, souvent habité par des démons, le diable ou le serpent tentateur de la Genèse, larbre des pendus, larbre du sabbat des sorcières
Larbre est également signe de Dieu : ambivalence de larbre de la Croix, symbole de la mort et du salut en même temps. Larbre incite aussi à méditer sur le temps, sa durée face aux hommes dont la vie est éphémère ; par sa longévité, larbre est un témoin privilégié. Certains arbres sur ce plan sont plus particulièrement évocateurs : les cèdres, les chênes, séquoias, pins de Californie, intuitions confirmées par les scientifiques, les dendrochronologues, qui ont repéré des arbres vieux de plusieurs millénaires.
Une lecture absolument passionnante, dautant quAlain Corbin écrit admirablement bien, et quà lintelligence du propos sajoute le plaisir de la lecture, une lecture nourrie dune belle érudition, jamais ennuyeuse.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 26/11/2013 ) Imprimer
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