| Jean Claude Bologne Histoire du célibat et des célibataires Hachette - Pluriel 2007 / 10.80 € - 70.74 ffr. ISBN : 2-01-279273-1 FORMAT : 11 x 18 cm
Première publication en octobre 2004 (Fayard). Imprimer
En latin, sous le coup dun troublant flou linguistique qui laisse rêveur, le mot caelibatus désigne aussi bien le célibat que la vie céleste
Cette confusion apparaît bien trompeuse, si lon considère le sort parfois réservé aux laissé(e)s-pour-compte du cur et de la dot à travers les siècles. Se limitant au domaine judéo-chrétien, Jean Claude Bologne nous livre sur le sujet une remarquable synthèse émaillée de portraits dinconnus ou de célébrités, qui lui permettent de resituer très concrètement le contexte de son propos. Ainsi Epaminondas, Horace, Marcion, Lambert de Waterloo, le Curé de Mauchamp, Ninon de Lenclos, Oberkampf, Voltaire, Flaubert, Brummel, Van Gogh ou encore Coco Channel entrent-ils, chacun à sa façon, dans ce panthéon de célibataires «malgré eux» ou farouchement assumés
Alors que, dans notre société, lautonomie de lindividu, sa mobilité relationnelle et sa liberté de choix semblent autant dévidences, il est bon de se replonger dans lhistoire de cet état dabsence de mariage que les Grecs désignaient du beau nom d«agamie». Le sujet est vaste, difficile à cerner, et pour parer aux difficultés méthodologiques, Bologne annonce quil sen tiendra à ceux qui, ayant atteint lâge nubile, ne se sont jamais officiellement mariés, ou alors in extremis, à linstar dun Balzac que ces formalités nencombrèrent que quelques mois avant son décès... Exunt aussi les disgracieux, les impuissants et les timides dont le célibat est plutôt subi, au profit de ceux qui revendiquent leur mode de vie et ont conscience de rompre ainsi avec lordre établi.
Car dans les sociétés traditionnelles où le mariage est lunique statut permettant de se définir socialement, le célibataire fait figure de révolté, du moins de nuisible trublion dans lordre des choses. Interdit de séjour dans les textes bibliques (aucun mot nexiste pour le désigner, en hébreu ancien), il se verra dans le monde antique la cible de diverses discriminations, dont la plus élémentaire consiste en la perception dimpôts supplémentaires à son désavantage. A Sparte, Lycurgue sera son plus intransigeant adversaire et à Rome, de substantielles taxes seront perçues sur son confort jugé parasitaire. Certes, dans le climat décadent de lépoque impériale, il sera traité avec plus dindulgence
Jusquau Ier siècle, où, en pleine crise démographique, Auguste le tance vertement en plein forum, après avoir bien sûr vanté les mérites des pères de famille qui lui fournissaient les bâtisseurs de lImperium futur. Un certain Benito fera usage des mêmes arguments, quelque vingt siècles plus tard.
Un vent nouveau souffle avec lavènement du christianisme pour lequel, sous linfluence des milieux juifs hellénisés, la fécondité est moins ressentie comme une valeur absolue, au détriment de la virginité. Les peines liées au célibat seront donc abrogées sous Constantin au IVe siècle.
Bologne remet alors les pendules à lheure : il explique que lexigence du célibat des prêtres, qui provoque encore tant de débats à lheure actuelle, ne remonte pas à une décision hiérarchique de LEglise, mais bien à une volonté née des communautés régulières. Lextension de cette conception de la vie des clercs se fera apparemment sous la pression des fidèles et ne sera reconnue et rendue obligatoire quau VIIe siècle, par décision conciliaire. LEmpire carolingien prendra pour sa part des mesures dunification en ce qui concerne les mariages civils, afin de clarifier la situation de confusion où se trouvaient plongés les royaumes formés après la Chute de lEmpire Romain dOccident. Au bas comme au haut moyen âge, le célibataire se trouve donc relégué au rang de marginal, sil nest chevalier ou prêtre. Il nest pas donné à tout le monde de se faire Templier ou de correspondre aux idéaux de pureté véhiculés par les légendes arthuriennes
Beaucoup de cadets de familles rurales, ne recevant quune part infime de lhéritage réservé à laîné, se voient contraints de recourir au concubinage, aux amours ancillaires, voire aux services de prostituées pour sépancher, avant denfin se caser. Ces jeunes gens sorientent donc souvent vers le métier des armes, entrant au service dun seigneur, ou se font clercs vagants, tout comme Maître François Villon. Cest lépoque où des rejetons désoeuvrés circulent par bandes de bacheliers, sortes de Sharks and Jets médiévaux cherchant volontiers la bagarre et un cur à conquérir.
Le sort de la femme nest guère plus enviable, on sen doute, dautant que cest elle qui, lors des épousailles, apporte la dot. A 25 ans, il y a péril en la demeure pour les non établies ; à 35, tout est déjà perdu. Mieux vaut encore se réfugier dans un béguinage, cette communauté spirituelle dont on a souvent confondu le mode de vie avec celui dun ordre monastique
Cest au XVIe siècle que le mot «célibataire» entre dans le Dictionnaire de Robert Estienne. Lapparition lexicale de ce terme et celle d«Individu» un siècle plus tard, marquent un changement de mentalité radical. Cest à présent le modèle du courtisan qui prime, avec sa galanterie, ses points dhonneur à respecter
Cest surtout lémergence dune nouvelle image du célibataire qui saffirme, vivant sa situation comme un choix possible, refusant quon le taxe automatiquement de libertin dépravé ou dégoïste impénitent. Au contraire, à lépoque, pour Gabrielle Suchon, le célibat est envisageable comme un sacerdoce laïc qui offre la possibilité de souvrir aux autres, de se consacrer au bénévolat et de servir lutilité commune. Cest aussi au XVIIe siècle que le célibataire devient une figure romanesque, aussi bien pour être ridiculisé que dénoncé.
Le XVIIIe siècle sera à nouveau marqué par une angoisse face à la chute démographique, en Angleterre dabord (où le délicieux Dr Thomas Short se scandalise devant la dépravation des improductifs et va jusquà proposer de rétablir la peine de mort pour les célibataires), en France ensuite, surtout lorsque après 1789, le pays se voit acculé à fournir un contingent militaire nécessaire à mener les guerres européennes issues de la Révolution. De plus, Bologne explique bien à quel point, en regard des nouvelles formes de sociabilité républicaine qui viennent dapparaître, la solitude semble suspecte en ces temps de réjouissances fraternitaires.
Une nouvelle ère commence, avec la révolution industrielle. La ville offre au célibataire des facilités et des conditions dexistence matérielle que la campagne ne peut garantir. On sait qualors les structures familiales et traditionnelles sont en plein bouleversement. Le célibat entre dans les murs, mais pas nécessairement pour le meilleur. Il faut par exemple lire la description que donne Bologne de ces «logements pour célibataires», sordides dortoirs pour solitaires indigents, et apprendre comment lon y dormait, «à la corde». La figure du Dandy, relayée par celle du romancier décadent, marquera la fin du XIXe siècle. Le célibataire devient à proprement parler un personnage romanesque, souvent identifiable à lauteur même de ses démêlés. Bologne fait le détail de cette brochette de «vieux jeunes hommes», dont le moindre nest pas lermite de Croisset, Flaubert, qui donna à la littérature, les savoureuses caricatures de Bouvard et Pécuchet, sacrifiant le bonheur conjugal à lérudition et à la science.
On laura compris, ce livre est foisonnant. Le thème développé croise obligatoirement les trajets du mariage, de la démographie, de lhistoire sociale (avec notamment le féminisme).
On le dévorera donc pour savoir par qui fut fondé le mystérieux cercle des «Onze sans femmes» et en quoi consista exactement «la levée des vieux garçons». On feuillettera les pages sur le retentissant rapport Kinsey et on côtoiera les membres si vertueux des associations américaines telles que Not me, not now ou Abstinence clearinghouse. On hésitera entre le livreur de pizza ou la portion individuelle, le mode de vie de lalternatif hippie ou de lindividualiste suédois. On se laissera volontiers traiter dadulescent ou de solibataire. On regardera en secret Sex in the city avant de se rendre au speed dating du coin. Et surtout, surtout, en lisant la très câline anecdote de la page 250, on comprendra comment une vieille fille peut mourir de la rage, juste à cause de ce terrible fléau que peut encore représenter le célibat
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 11/01/2007 ) Imprimer | | |