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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
| Bernard Cottret Histoire de l'Angleterre - De Guillaume le Conquérant à nos jours Tallandier 2007 / 32 € - 209.6 ffr. / 608 pages ISBN : 978-2-84734-262-8 FORMAT : 14,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, Thierry Leterre est titulaire d'une agrégation et d'un doctorat en philosophie ainsi que d'une agrégation de science politique. Professeur à l'université de Versailles / Saint-Quentin-en-Yvelines, où il dirige le département de science politique, il est chercheur associé au CEVIPOF, spécialisé dans la pensée politique. Ses travaux portent sur l'histoire et les concepts fondamentaux des sociétés contemporaines, notamment autour des expressions et des conceptions de la liberté, ainsi que sur le philosophe Alain auquel il a consacré une biographie. Imprimer
Histoire de lAngleterre : le titre sonne comme un défi, car dix volumes ne suffiraient pas à épuiser lhistoire de lune des plus anciennes nations du monde. La question nest donc pas de savoir si lhistoire de lAngleterre de Bernard Cottret est un pari impossible. La vraie question est de savoir si ce pari est relevé. Et la réponse cest quil lest, brillamment. Deux atouts contribuent à cette réussite : une immense érudition sur le sujet, et des qualités dexposition hors pair. Lun ne saurait aller sans lautre, car sans la clarté du récit, bien mené, bien écrit, bien organisé, le danger dune grande culture est de se disperser dans les détails. Rien de tel dans le livre de Bernard Cottret : cette somme indéniable de connaissances se lit comme un vrai livre. Elle est servie par un humour discret et tout à lhonneur de la réputation britannique à cet égard, lorsque Bernard Cottret forge un proverbe au détour dune page («si les absents ont toujours tort, les morts, par contre, ont souvent raison» p.201) ou note, sardonique : «il est arrivé un grand malheur aux puritains : ils ont été au siècle dernier, la proie des sociologues» (p.239).
Les qualités dexposition sont dautant plus remarquables que le sujet est complexe : les dynasties royales se succèdent, les régimes également, la géographie de lAngleterre se transforme, dune province normande très attachée au continent au 11ème siècle à un empire dominateur au 19ème et à un pays bouleversé par les restructurations des 20ème et 21ème siècles. Dans cette longue histoire, la création du Royaume-Uni (qui comporte lAngleterre proprement dite, le pays de Galles et lEcosse ainsi que lIrlande du Nord) est plus récente, remontant à 1707 pour un premier Acte dUnion, et 1800-1801 qui inclut lIrlande. Lecteurs et lectrices pourront du reste se repérer aisément dans les dédales de cette histoire millénaire (louvrage commence avec linvasion normande de 1066) grâce à un appareil de notes, une bibliographie et un index. Quelques annexes bien choisies viennent compléter la documentation (une chronologie, les généalogies royales, la Grande charte et le Bill of rights de 1689 ainsi quune pièce sur les saxons et une illustration de langlophobie au 19ème siècle). En dos de couverture, une carte aussi simple que précieuse des comtés anglais permet de suivre lextension du royaume à travers les âges et de se débrouiller avec ces régions aux noms qui fleurent la vieille Angleterre, mais quon ne repère pas forcément immédiatement en France : Wiltshire, Kent, Essex, Durham
Lédition est donc soignée pour lessentiel. On regrettera dautant le choix dun sommaire en ouverture du livre. Une table des matières finale plus complète aurait offert un plus grand détail en épousant le plan très bien fait de louvrage et les subdivisions très claires de lauteur. De même, sil est judicieux de repousser les notes en fin de volume pour un livre qui se lit aisément, il est dommage quelles soient insuffisamment repérées par des références au numéro des chapitres qui nest pas porté en en-tête dans le corps du texte : quand on lit, on a donc le titre du chapitre, mais quand on se réfère aux notes, on ne dispose que de son numéro.
Ces défauts de publication sont mineurs et ne nuisent en aucun cas à la compréhension dun propos riche et passionnant. Bernard Cottret ouvre son travail en indiquant que, contrairement à un lieu commun bien enraciné, lAngleterre nest pas
une île ! Le paradoxe nest pas gratuit : tout dabord, lAngleterre est techniquement un archipel. Mais elle lest encore figurativement et intellectuellement : la métaphore du pluriel des îles rejoint la réalité géographique, pour désigner une histoire essentiellement diverse, dont un des foyers modernes est une «énigme libérale» (p.409), quindique la résurgence périodique dune idéologie de la liberté et de la méfiance à légard des autorités centrales. Pour autant, sil sagit dune énigme, et non seulement dune idéologie dominante, cest quelle disparaît parfois tout à fait (du reste la disparition fut le sort du parti libéral, pourtant essentiel au 19ème siècle) submergée par exemple par la vague étatiste de laprès-guerre où jusquà 20% de léconomie nationale sont sous contrôle gouvernemental. Le point est crucial, et très bien affirmé : on ne peut pas dire que lAngleterre ait constamment été libérale, mais en revanche, le libéralisme demeure toujours à lhorizon.
De ce fait, larchipel constitue une figure de lapproche historique retenue par Bernard Cottret qui nhésite pas à souligner les continuités, mais sans céder à lillusion dun royaume monolithique. Il nous montre au contraire lenchevêtrement de tendances contraires qui peuvent dérouter en France. Un centralisme politique bien affirmé et un absolutisme royal précoce ne se sont jamais appuyés sur lidéologie dune nation unifiée ni sur lécrasement des notabilités locales. La force de laffirmation du pouvoir exécutif na pas empêché la montée en puissance dun système représentatif et dune démocratie vivante. Cette diversité est parfois portée à la confusion quand les partis sinversent : au 18ème siècle, dans ce que Bernard Cottret appelle la «rage des partis», les «whigs anciens» deviennent «tories» et les «tories» deviennent «whigs» (p.289) whigs et tories étant «lancêtre des libéraux et des conservateurs» (p.281). On pourrait en dire autant, des siècles plus tard, du blairisme qui ne constitue pas seulement un virage à droite dun parti travailliste lié à lâge dor de lEtat providence anglais, mais forme une recombinaison à partir déléments idéologiques empruntés au conservatisme triomphant des années 1980. Comme le relève Bernard Cottret, «Tony Blair, à bien des égards, sest montré le meilleur héritier de Margaret Thatcher» (p.402). Au reste, le conservatisme anglais sait être éclairé : ce sont les conservateurs et Disraeli qui ont voté au parlement les mesures dextension du droit de vote aux propriétaires imposables dans lidée dune «démocratie Tory» en 1867 ; encore modeste, la mesure ouvre la voie au suffrage universel (p.356).
La capacité de Bernard Cottret à donner une ligne claire à un récit aux éléments complexes est à coup sûr le premier mérite de cette Histoire de lAngleterre. Elle ne masque nullement le caractère chaotique des évolutions, et le parallèle des temps nautorise en rien lanachronisme : par exemple, linvention des partis politiques dans le régime anglais nous paraît aujourdhui un ferment de modernité. Mais lhistorien note avec rigueur que les hommes du 18ème siècle y voyaient un symbole de désunion, loin du consensus de la période mythifiée du règne dElisabeth, monarque à la puissance vacillante à ses débuts, puis dirigeante ferme dun royaume consolidé où la notion «dintérêt supérieur de la nation» se forge, préparant lavènement dune puissance mondiale (p.229).
Pour maintenir lunité dun récit parfaitement mené, Bernard Cottret a choisi le foyer de la politique : cest en effet essentiellement lhistoire dun pays face à la question de son gouvernement qui est retracée par son uvre. Il est du reste symptomatique que la bibliographie mentionne louvrage dElie Halévy sur La Formation du radicalisme philosophique et non sa monumentale Histoire du peuple anglais au 19ème siècle : la dimension du pouvoir au sens large, des idéologies comme des logiques dautorité, prédomine alors que lhistoire du collectif passe au second plan. Léconomie, la culture, ninterviennent que ponctuellement, comme éléments de lhistoire politique. En revanche, lhistoire religieuse est remarquablement traitée, et, plus généralement, on saluera une sensibilité à lhistoire intellectuelle fort pertinente : Bernard Cottret restitue avec efficacité les débats du temps et leur influence sur les pratiques du temps. Mais la religion conserve un statut à part, tant linvention de langlicanisme, la contestation «puritaine» interne au protestantisme, ont eu dimpact sur la vie collective du pays.
La question religieuse est au centre des débats politiques au moins jusquau 17ème siècle. Lorsque Jean Sans Terre accorde la grande charte à ses barons révoltés, cest en y incluant la liberté de lEglise (catholique). Mais surtout, cest la réforme religieuse, initialement «limitée» (p.197), entreprise par un Henry VIII un temps défenseur de la foi catholique, qui clôt pour lAngleterre lépoque médiévale. A partir de 1642, lascension de Cromwell (auquel le livre consacre de remarquables passages) souvre également sur une réforme religieuse provoquée par la dissension entre anglicanisme et protestantisme écossais (p.252) à la fin des années 1630. Enfin, au 18ème siècle, la dynastie des Stuarts perd un trône quelle aurait pu conserver à cause de la question religieuse : ironiquement, note Bernard Cottret, «larrière petit-fils dHenri IV [Jacques III] aurait pu se convaincre que, si Paris valait bien une messe, Londres valait au moins un culte» ; mais le monarque demeura fidèle au catholicisme, et à sa contrepartie politique : le rétablissement de la couronne ne saurait venir de «la volonté du peuple» (p.287). Après, lhistoire du religieux se fait plus spirituelle : «langlicanisme flamboyant» (p.329) du 19ème siècle est une affaire de dogme et de ferveur, dans une Angleterre industrielle où les tensions sociales sont vives. Certaines réformes politiques sont liées aux questions religieuses, avec labandon du monopole anglican en terre catholique et les débuts timides de lémancipation. Mais la mesure intervient après la terrible famine dIrlande qui exige politiquement des réponses.
Lhorreur de la période de la famine assez brièvement relevée par louvrage est le symbole cruel dune domination brutale qui sétend progressivement au reste de la planète. Bernard Cottret consacre au colonialisme un chapitre entier (le chapitre XXIII) et lon découvre sous sa plume des débats qui nous montrent une Angleterre moins uniment colonialiste quon ne limaginerait, avant que ne sexacerbent les rivalités avec la France. Le débat porte à la fois sur la nécessité dun empire, sur laquelle peut sinterroger un Goldwin Smith, historien dOxford, (p.355) et sur le sens de cet empire. La conception libérale pour laquelle la colonisation est presque une «délocalisation» (p.353 : une saisissante citation de Mill à lappui) des forces de travail, soppose à celle des conservateurs attachés à une vision politique de la domination anglaise.
Cette insistance sur le débat interne à propos de la colonisation est révélatrice : on le voit, non seulement la politique domine, mais cest surtout dans ses aspects intérieurs, y compris lorsquil sagit dun impérialisme qui a formé une large part de lidentité politique des Anglais depuis le 17ème siècle. Cette conception entraîne une défiance assez nette à légard de lhistoire bataille la guerre étant la forme principale du rapport entre les nations jusquà une période récente. Les combats sont mentionnés, rarement décrits. La période des conflits avec la France entre 1793 et 1815 est expédiée dans un simple tableau, et la Seconde Guerre mondiale noccupe que cinq pages ; son influence sur lAngleterre de laprès-guerre est passée proprement sous silence : dans lanalyse, la logique sociale et lapproche politique lemportent sur le traumatisme de la violence vécue collectivement par un peuple assailli. Si lélimination de la guerre est parfois un peu radicale, ce point de vue permet toutefois de dégager les logiques à luvre au lieu dy voir la conséquence de lalternance des victoires et des défaites. Lintérêt de cette approche est tout particulièrement sensible dans la remarquable analyse de la période médiévale que livre Bernard Cottret. On réduirait aisément le Moyen-Âge à une succession de révoltes et dinvasions. Lauteur donne au contraire une image extrêmement organisée de la période, soulignant fortement les jeux politiques qui travaillent à la constitution du royaume, plus que les affrontements de cape et dépée ne le font en réalité.
Pour autant, Bernard Cottret ne délaisse nullement les relations extérieures de lAngleterre. Un pays qui fut le centre dun si grand empire ne le permettrait pas. Mais son analyse sattache plus volontiers aux mécanismes institutionnels qui ont donné lieu à tant danalyses sur la «constitution dAngleterre» selon le titre dun des textes les plus célèbres de Montesquieu, véritable monument de la pensée politique moderne. Cela donne de remarquables analyses sur lascension du parlement comme forme centrale de la politique anglaise, de la réunion des barons au Moyen-Âge, jusquau parlement moderne, symbole de la démocratie britannique (ce quil devient progressivement à la fin du 19ème siècle), en passant par linstitutionnalisation graduelle dune forme dautorité qui nest nullement obligatoire jusquau 18ème siècle, et par le conflit (ouvert et armé) entre parlement et monarque lors de la «glorieuse révolution».
On pourra certes critiquer ce parti-pris de la politique, et plus précisément de la politique intérieure. Mais on rappellera dabord que tout livre dhistoire se fait à partir dun choix. Celui de Bernard Cottret a le mérite dêtre clair et de donner de la clarté à un sujet complexe. Son livre se distingue à la fois par la cohérence et par le sens de la diversité donnés à une très longue durée. De plus, ce choix ne fait quentériner le titre : il sagit bien dune histoire de lAngleterre (et notera-t-on, avec un peu de subtilité, non dune Histoire dAngleterre qui prétendrait à une perspective panoramique), cest-à-dire dun espace circonscrit et bien identifié dabord comme un royaume, cest-à-dire une entité politique intérieure. On évite ainsi la mythologie du «pays», spectre indécis qui traverserait le temps par sa propre histoire, le folklore de la psychologie collective, et lhistoire culturelle à bon compte. On échappe aussi à une certaine histoire linéaire, où les «faits» se succèdent au fil de la chronologie. Bernard Cottret a su réconcilier une histoire narrative du meilleur niveau cest-à-dire une histoire qui se lit avec plaisir avec une histoire analytique pénétrant avec intelligence son sujet : lAngleterre est un terrain (plus quun territoire, si lon considère à nouveau la métaphore de larchipel) auquel la politique et ses affrontements donnent sens. Que cet espace soit ouvert, sur la France dont les Normands viennent, puis sur le monde, puis difficilement sur lEurope, Bernard Cottret ne le laisse nullement ignorer. Mais il le fait comprendre à partir dun regard porté sur les mécanismes de gouvernance intérieurs.
Cela nous ramène au propos de lauteur au tout début de son ouvrage : son Histoire de lAngleterre, dit-il, est adressée dabord à un public français, et en ce sens lire lhistoire des autres, cest aider à comprendre mieux la notre, par la différence même de structures à la fois proches et radicalement différentes.
Thierry Leterre ( Mis en ligne le 20/09/2007 ) Imprimer
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