| Anne-Marie Eddé Saladin Flammarion - Les grandes biographies 2008 / 26 € - 170.3 ffr. / 761 pages ISBN : 978-2-08-210058-8 FORMAT : 15cm x 24cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Comme le constate Anne Marie Eddé, directrice de recherche au CNRS (IRHT), dans son introduction, Saladin est une des rares figures du monde arabo-musulman à jouir en Occident dune réelle réputation et dune image relativement honorable, celle dun souverain chevaleresque, comme un pendant à Richard Cur de lion, une image lissée par ses contemporains, reprise par ses successeurs, et que le cinéma aura popularisée davantage. Réalité ou mythe ? Quen est-il de ce souverain et dune réputation si flatteuse quelle lui vaut le respect des Croisés mêmes ? Après la belle biographie de Renaud de Châtillon publiée chez Fayard par Pierre Aubé, il était bon de revenir sur son vainqueur et bourreau, afin de répondre à la question naguère posée par Jacques Le Goff pour Saint Louis : Saladin a-t-il existé ?
Lintroduction aborde logiquement la question des sources : si lOrient est mis à contribution, et notamment lentourage de Saladin ainsi que ses adversaires, lOccident, et ses chroniqueurs, à commencer par Guillaume de Tyr (non sans quelques fantaisies comme pour le récit de la bataille dAscalon), nest pas délaissé ; le premier atout de cette biographie impressionnante est ainsi de brasser des sources nombreuses des deux rives de la Méditerranée, ainsi quune somme de lectures remarquable. Bizarrement située en fin de volume, la partie historiographique est tout aussi passionnante en ce quelle réfléchit à la construction historique et scientifique (ou non) du personnage, notamment en Occident. Une réflexion entamée, chapitre 11, par des pages précieuses consacrées à limage immédiate de Saladin, ses diverses titulatures (on découvre ainsi que le titre de sultan ne coule pas de source), les qualités quon lui prête (lhomme est réputé généreux, voire prodigue, et lon ne prête quaux riches
) et les modèles (Joseph, Salomon) auxquels il fut comparé par ses thuriféraires. La construction du personnage historique débute là. Passons alors de la silhouette au prince, avant daborder lindividu.
Après un aperçu synthétique et érudit sur le Proche Orient au XIIe siècle et sa géopolitique (où lintrusion franque najoute quà une confusion déjà bien ancrée
) on déroule - classiquement - lhistoire de Saladin, fils cadet dun gouverneur militaire kurde, qui sait faire carrière en sentourant de ses parents, dans un sillage qui le mène, dabord comme chef de la police damascène, puis comme envoyé du sultan syrien Nûr-al-Din, jusquen Égypte, vizir sunnite au service du califat fatimide chiite, puis comme restaurateur du sunnisme à la mode de Bagdad. Lhomme avance à pas comptés et sait, en bon stratège, garantir chaque avancée. Nûr-al-Din disparu, Saladin déploie ses ailes et sempare, non sans péripéties, du pouvoir, luttant contre les prétendants à la régence, voire le propre fils de Nûr-al-Din. Lonction du califat de Bagdad viendra couronner cette élévation en forme de coup dEtat et signifier le changement dynastique : les ayyoubides règnent.
Il lui reste à devenir Saladin : après avoir accédé au sultanat et sêtre imposé politiquement (voire manu militari) à ses anciens maîtres zenguides comme aux califes successifs, il lui manque encore un titre de gloire, le plus important sans doute
la victoire sur les Francs et la reconquête de la Palestine (et de Jérusalem, en 1187, à lissue de la victoire de Hattîn). Brandissant létendard du jihad (tant pour sa propre légitimité que contre ses ennemis délection), Saladin est dabord un chef de guerre, qui sait mêler des convictions religieuses fortes (faire triompher le sunnisme, unir les musulmans contre les royaumes francs dOrient) et des préoccupations stratégico-politiques (tout adversaire est qualifié dhérétique, ou dallié des francs). Une manière certes dasseoir son pouvoir, mais également, au prétexte religieux, de retisser les liens dun empire éclaté, entre lÉgypte, la Syrie, la Mésopotamie, la péninsule arabe
Le récit pourrait être linéaire et chronologique, intéressant mais classique : au contraire, A-M. Eddé choisit, à la manière de Jacques Le Goff, de questionner Saladin ainsi que sa légende (de part et dautre de la Méditerranée), son gouvernement, ses «réseaux», sa foi, sa culture, ses manières et son inscription dans une histoire régionale, scrutant ses relations avec lÉgypte, mais également le califat, les royaumes francs, Constantinople ou la Syrie, analysant sa stratégie militaire et politique, faite de prudence, sa vision géopolitique (notamment dans le conflit avec les Croisés) et ses réseaux, où la parenté domine. Et, abandonnant un peu Saladin, le lecteur se promène dans Jérusalem reconquise, visite les fortifications du Caire, assiste à quelques batailles et autres sièges (Tyr, Acre)
Le plan sorganise en trois parties, analysant la conquête du sultanat, les campagnes militaires et lhomme de pouvoir. A travers Saladin, est proposé un tableau du pouvoir politico-religieux et de sa distribution dans un Orient définitivement compliqué. Cest également une histoire des royaumes francs et des Croisades (de la troisième en loccurrence) vus du côté musulman. Cest enfin le portrait de lindividu Saladin, hors de sa légende, une biographie à la fois dense et «modale», prétexte au tableau pointilliste dun empire et dune époque.
Ce Saladin se lit comme une belle biographie, dun haut niveau dérudition mais qui reste accessible, tant le style est clair et les notions complexes, bien expliquées. Passant dun thème à un autre, dun camp à lautre, A-M. Eddé sait, par une narration efficace, évoquer et restituer, sans lasser. Louvrage, de ce fait, va bien au-delà de lévocation dun personnage et à ce titre, il passionnera tous les amateurs et spécialistes des Croisades, comme une bonne synthèse. Il est nanti dun index, dune bibliographie et même dun cahier dillustrations bienvenu (faute de disposer toutefois dun portrait authentique du personnage. La biographie de référence en français, assurément.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 27/01/2009 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Saladin, le Sultan chevalier de Jean-Michel Mouton Un croisé contre Saladin. Renaud de Châtillon de Pierre Aubé | | |