| Benoît Peeters Derrida Flammarion - Grandes biographies 2010 / 27 € - 176.85 ffr. / 740 pages ISBN : 978-2-08-121407-1 FORMAT : 15,1cm x 23,8cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
La lecture dun pensum a ses vertus : à ce titre, on pourrait presque recommander cet exercice. On dit «presque», parce quil y aurait là quelque abus à recommander cette pratique au public cultivé désireux de sinstruire sans trop sennuyer. Lui aussi cependant, au moment de laisser tomber le pavé, se poserait cette question, après tout intéressante : «Mais pourquoi diable écrire et publier un tel livre ?!» Ou bien à propos dun «auteur célèbre de BD», dont on ne comprend pas bien pourquoi il est sorti de son domaine et sest mis en tête de parler de Derrida : «Mais quallait-il faire dans cette galère !?»
A cette question, les sciences humaines et sociales apportent leurs réponses respectives et, parfois convergentes (on dit aussi «multidisciplinaires»). Il nest peut-être pas besoin dailleurs dêtre spécialiste de lune delles pour envisager la ou les solution(s) à cette énigme : la piété maladroite du disciple mal inspiré voulant payer sa dette au maître, tout en se liant nominalement à lui et bénéficiant dune parcelle de sa gloire par un livre peut expliquer la chose, comme le besoin de reconnaissance sociale (la gloire «littéraire», le prestige du livre dans nos sociétés !) et la commande dun éditeur pour une collection, croisant à une attente (supposée) de la société, ou dune de ses parties, en raison dun phénomène de mode, forme convenue et politesse laïque de lhommage posthume aux grands hommes et de la simplification et/ou de la complexification biographique à destination des sociétés occidentales et occidentalisées où la «mémoire» tient lieu déternité (Comte). Liste non-exhaustive
Une fois les psychologues, historiens et sociologues interrogés, il faudrait donner la parole aux philosophes qui y verraient sûrement matière à sinterroger sur lutilité des biographies de philosophes et sur les règles de ce genre ! On se demandera souvent, à la lecture, ce que Derrida aurait pensé de «sa vie» selon Peeters ; lauteur, qui sen est expliqué dans un petit livre (voir notre critique), ne semble pas croire que Derrida aurait aimé le projet, du moins à propos de lui-même (il aimait le secret et la discrétion), ni quil aurait apprécié de voir certaines de ses histoires personnelles exposées (ou ré-exposées) devant le public. Mais la question nest pas seulement affective ou morale : cest celle, intellectuelle, de lintérêt densemble et de détail (de limmense somme et agencement de détails, souvent inessentiels) de ce genre de biographie.
On ne sait pas ce que Flammarion appelle «Grandes biographies» (intitulé de sa collection). On imagine que cela ne signifie pas seulement un volume de 730 pages, avec remerciements, bibliographie et index. Une chose est sûre : si la grande biographie nécessite limportance historique de son sujet, peut-être insoupçonnée et révélée par le livre, il lui faut aussi et surtout un bon biographe. On na rien contre Benoît Peeters, on ne lui dénie pas le droit décrire et de profiter de ses relations pour publier sur Derrida, on ne conteste même pas son effort dinformation et son travail de documentation, mais sil y a un titre que l'on se permet de ne pas lui accorder, cest celui de bon biographe. Soyons juste : le pavé de Peeters relève dun genre très prolifique et souvent de même niveau. Plus médiatiques souvent, mais pas plus compétents, dautres «intellectuels» nont pas fait mieux que lui sur la vie dautres célébrités littéraires ou philosophiques (Sartre, Arendt, que de navets prétentieux publiés en vos noms !).
La biographie de célébrité, notamment philosophique, semble le moyen assuré que nombre de médiocres esprits ambitionnant de faire parler deux et de passer pour des «spécialistes» ont trouvé pour assurer leur propre promotion : une étude typologique pourrait distinguer la bio érudite plate, honnête compilation sans intérêt mais dune parfaite innocuité ; léloge lyrique plus ou moins ridicule par ses exagérations ; le pamphlet, enfin, souvent malhonnête qui culmine dans la biographie satanique (la dénonciation hyper-moralisante de supposés salauds, fascistes, nazis, etc.). Dans les deux derniers types surtout, on trouvera ce quil faut de rassurante political correctness. Et on ly met, à haute dose, car cest lobjectif premier
Dans la dernière variante sur un mode agressif, militant fier de lêtre, en service commandé pour la «défense des valeurs». Nietzsche a tout dit de ces «démolitions» donneuses de leçons : «Tu es méchant , donc moi je suis bon !» Chez Peeters, le moralisme est plus soft, plus light, plus boy scout : pas de bouc émissaire, ni de polémiques : au mieux la mention de celles dautrui ! Le biographe est un bon garçon bien élevé, travaillé par des scrupules un peu bavards et des questions sans grand intérêt, qui voudrait bien parler de
mais se demande sil en a le droit et pèse le pour et le contre, entre transparence et devoir de vérité, respect de la famille et respect du public (qui après tout a payé non une monographie conceptuelle mais une biographie !) : cela nous toucherait si nous arrivions à nous intéresser par exemple, à la vie de S. Agazinski. Bien sûr Peeters a ses principes : lui aussi est féministe, anti-anti-sémite, anti-raciste et démocrate ! Mais il aime nous rendre témoin de ses efforts de compréhension équilibrée. Devant les exercices de cette belle âme, on a souvent envie de dire : Who cares ?
Peeters ninnove pas non plus dans la technique : sa biographie journalistique à sujet littéraire ou philosophique mêle ou plutôt alterne pages sur les faits de la vie (plus ou moins hypothétiques) et fiches sur les uvres et les idées, résumées plus ou moins habilement, plus ou moins clairement, plus ou moins honnêtement, mais sans perspectives. Le tout sur une trame chronologique : facilité de plan quon justifiera par la succession réelle des moments de la vie, par la spécificité temporelle de lapproche biographique. La question demeure : cette alternance nest-elle pas surtout destinée à faire avaler la potion amère «des idées et des uvres» (lessentiel pour un écrivain ou un penseur), déjà réduite à la cuisson, grâce à la sauce des événements, des lieux et des personnages quon tâchera de rendre «vivants», par un effort dimagination et, si l'on en a, de style
Ah, le charme de la multiplicité, du particulier, source de surprise
Mais gare au plâtre indigeste, au collage sans lien, sans fil directeur, sans analyses éblouissantes, étiré sur des centaines de pages, fût-il bardé de notes. Gare surtout à lenlisement dans les moindres non-événements, au nom de quelque mémoire intégrale du passé. A ce propos, il y aurait intérêt pour le biographe de Derrida de sinspirer de certaines pages de Nietzsche sur lhistoire.
Pour notre part, nous nous sommes vite embourbé et ennuyé à nous en décrocher la mâchoire. Nous savions tout ce quil y avait dessentiel (pour lavoir lu chez Derrida ou deviné par inductions sociologico-historiques de son parcours et nous ne sommes pas seul...) : enfance algérienne de juif pied-noir laïc et fréquentation des Arabes (la génération après Camus), la promotion républicaine au mérite du nommé Jacky (prénom prolo devenant honteux à Normale Sup), la réussite à lagrégation pendant la déchirante guerre dAlgérie (un conflit), la rencontre du caïman Althusser dans une atmosphère mêlant marxisme, psychanalyse, lecture de Nietzsche, structuralisme naissant ; célèbre traduction et préface des Origines de la géométrie de Husserl, difficulté à sintégrer dans luniversité française du fait du refus de faire sa thèse, invention de la déconstruction, rapports avec le post-moderne, séjours aux Etats-Unis où il devient peu à peu une autorité moins dans les départements de philosophie (la résistance du courant analytique) que dans ceux de littérature et de minority studies (à la fureur des conservateurs), rôle dans le Collège international de philosophie et pour la défense de lenseignement de philosophie en terminale, différents titres de livres, des débats et polémiques
Tout cela est connu de ceux qui sintéressent un peu à Derrida, sans être des «spécialistes» ; et cela leur suffit, car cest le contexte suffisant pour la compréhension du texte. Pour ce public et plus encore pour ceux qui le découvrent, que faire du flot de circonstances et détails que Peeters ajoute ? Autrement dit : pour qui Peeters écrit-il donc ? Si une biographie de Derrida a un sens et une utilité, la plus-value apportée par cette compilation qui ne nous épargne rien, pas même les jugements de valeur convenus et prudentes réserves diplomatiques de lauteur, nous paraît limitée. Une montagne qui accouche dune souris. Mieux vaut lire lexposé de la pensée de Derrida par Christopher Norris (Harvard, 1987) : là, on explique ce qui mérite de lêtre. Mais est-ce traduit ? Une idée pour éditeur français.
On regrette souvent ce temps des biographies pour ''honnête homme''. Au moins la Vie de Monsieur Descartes par le Père Baillet, était plus courte, plus élégante et plus instructive : si elle nest peut-être pas scientifique pour les canons actuels, elle annonce le genre, à notre sens supérieur, des biographies spirituelles
Mais même du format de celle de Peeters, une biographie de Derrida aurait pu être stimulante et peut-être passionnante : à condition dêtre une interprétation philosophico-historique, historico-critique en forme de biographie. Concevant la présence au monde et lunité dun homme aux multiples facettes, peignant le portrait dun individu de son temps mais dexception dans son époque, dégageant une certaine cohérence entre la vie et loeuvre, une telle interprétation, servie si possible par une langue somptueuse, se serait appuyée sur une maîtrise érudite et conceptuelle à la fois des pièces du dossier : travail de penseur, qui pense la biographie comme un exercice de compréhension de lhistoire. Cela a été tenté par Ray Monk pour Wittgenstein ou par Rüdiger Safranski pour Schopenhauer et Heidegger dans leur siècle : avec toutes les critiques quon peut leur adresser, ces livres sont intéressants et parfois stimulants par leur caractère interprétatif et les rapprochements signifiants quils opèrent sur des enjeux de cette époque, par lacuité dune démonstration sur leur actualité pour notre présent.
Il semble quil était possible de replacer Derrida dans son siècle, avec plus de densité et de profondeur, en resserrant le récit et en évacuant les coups de chapeaux et saluts polis entre les lignes ou hommages convenus à X ou Y : après tout, lépoque a eu sa part de génie et de tragique. Il était intéressant de sauver Derrida de la platitude post-moderne, dérisoire, et de la factualité de disputes universitaires transatlantiques ou mondaines germanopratiennes, à laquelle on le voue souvent, en dégageant des lignes de force, en hiérarchisant linformation aussi. Le rapport à Husserl et Heidegger, la distance critique devant le structuralisme, le travail sur la langue et ses enjeux pour lanthropologie (la question de laltérité), la problématisation de la «différance», lamitié avec Lévinas et la fidélité envers Paul de Man, le refus de caricaturer Heidegger malgré les pressions et les polémiques, les positions controversées sur le judaïsme et la judaïté, sur la décolonisation et lAlgérie, sur Israël et la Palestine, la radicalisation à gauche regrettée par certains y voyant une «dérive», la défense de Marx (traité «en chien crevé»), limportance du thème de lhospitalité dans une époque de migrations de masse, de lois «sécuritaires» et de mouvements identitaires, la relation avec lAmérique aussi, auraient pu se prêter à des traitements plus risqués mais moins fades que ceux que nous propose Peeters. Mais élaborer un tel ouvrage nest pas chose facile ni donnée à tous.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 29/03/2011 ) Imprimer
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