L'actualité du livre Jeudi 28 mars 2024
  
 
     
Le Livre
Histoire & Sciences sociales  ->  
Biographie
Science Politique
Sociologie / Economie
Historiographie
Témoignages et Sources Historiques
Géopolitique
Antiquité & préhistoire
Moyen-Age
Période Moderne
Période Contemporaine
Temps Présent
Histoire Générale
Poches
Dossiers thématiques
Entretiens
Portraits

Notre équipe
Littérature
Essais & documents
Philosophie
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Histoire & Sciences sociales  ->  Biographie  
 

Au cœur de la ''Fabrique Daudet''
Stéphane Giocanti   C'était les Daudet
Flammarion 2013 /  23 € - 150.65 ffr. / 397 pages
ISBN : 978-2-08-127228-6
FORMAT : 15,2 cm × 24,0 cm

L'auteur du compte rendu : Chargé d'enseignement en FLE à l'Université de Liège, Frédéric Saenen a publié plusieurs recueils de poésie et collabore à de nombreuses revues littéraires, tant en Belgique qu'en France (Le Fram,Tsimtsoum, La Presse littéraire, Sitartmag.com, etc.). Depuis mai 2003, il anime avec son ami Frédéric Dufoing la revue de critique littéraire et politique Jibrile.
Imprimer

S’il n’est déjà pas aisé de raconter les détours et les moments clés d’une vie unique, que dire lorsque le projet d’un auteur est de retracer l’histoire d’une famille ? C’est pourtant le défi qu’a relevé, avec autant de bonheur que de rigueur, Stéphane Giocanti, déjà connu pour avoir signé il y a quelques années une excellente biographie de Charles Maurras. Cette fois, le voilà qui s’attaque aux Daudet. Un clan qui, en France, fait pièce à celui qui se forma, en Allemagne, autour du patriarche Thomas Mann. À voir le titre, C’était les Daudet, on pourrait d’ailleurs s’interroger sur le singulier du présentatif et se demander s’il n’est pas fautif. Arrivé aux dernières pages, on comprend que non, qu’il était même requis pour mettre en évidence la cohésion et la singularité justement de cette tribu parée de belles plumes.

Bien sûr, Alphonse y tient le rôle prééminent. Un auteur dont la postérité a injustement oublié l’importance et la richesse, tant il se trouve restreint à quelques titres, automatiquement associés à son nom. Comme celui des sages Lettres de mon moulin, qui contribuèrent à le sacrer «La Fontaine de la prose» et occultèrent ses œuvres plus graves, comme le grand roman sur l’enfance malheureuse qu’est Jack.

Pourtant, avant que d’être relégué par l’imagerie traditionnelle dans sa fabrique à farine, le jeune Alphonse, séducteur au tempérament bien trempé, se frotta à la vie de bohème dans le Paris du Second Empire. Se rappelle-t-on qu’en 1859 (il a à peine 20 ans) il publia des articles-reportages d’une tonalité assez dure sur l’asile de Bicêtre ou la misère de la banlieue ? Qu’il côtoya la fine fleur artistique de son temps, lui, l’ami de Gavarni, Manet, Zola, et d’Edmond de Goncourt surtout, qui vit en lui «un frère de substitution» peu après le décès de Jules ? Que cet intempérant porté sur la boisson était doublé d’un impénitent coureur de bordels et se plaisait à confier, à table : «Il me faut pour jouir, contre ma chair, la chair de deux femmes, l’une que je manie et l’autre qui mange le derrière de celle que je tripote» ? Qu’en plus d’être un éminent félibre, il figure tout simplement parmi les grands noms du courant réaliste, dans le droit fil de son maître Flaubert ?

La renommée et le succès commercial d’Alphonse iront croissant, mais pas sans anicroche : éreintements, duels à l’épée avec des critiques, accusations de plagiat émailleront régulièrement sa carrière sans jamais le mettre à bas. Les effets d’une maladie vénérienne contractée dans sa jeunesse s’en chargeront bien mieux que les malveillants et les jaloux… Autre versant obscur : les opinions du personnage. Stéphane Giocanti approche avec beaucoup de subtilité les rapports d’Alphonse Daudet avec la politique, envers laquelle il éprouvait un profond dégoût. Ainsi, dans l’autobiographique Robert Helmont, journal d’un solitaire, s’écriait-il : «Ô politique, je te hais ! Je te hais parce que tu es grossière, injuste, criarde et bavarde ; parce que tu es l’ennemie de l’art, du travail ; parce que tu sers d’étiquette à toutes les sottises, à toutes les ambitions, à toutes les paresses. […] Tu es un grand dissolvant des consciences, tu donnes l’habitude du mensonge, du subterfuge et, grâce à toi, on voit des gens devenir amis de coquins, pourvu qu’ils soient du même parti». Le premier moment révélateur de son attitude en matière d’engagement sera la Commune, où Alphonse prend en horreur les insurgés puis directement la répression dont ils sont victimes. Mais il y a plus aggravant : sa relation de bon Samaritain envers Édouard Drumont. Car, sans la recommandation d’Alphonse Daudet auprès des éditeurs Marpon et Flammarion ni son soutien financier, qui sait si le pensum antisémite La France Juive eût jamais été publié ? Giocanti conclut cependant : «Si Alphonse n’échappe pas au préjugé antisémite, il n’en sera jamais un théoricien».

Le 16 novembre 1867, c’est le membre le plus tonitruant de la famille qui voit le jour : Léon Daudet. Le futur pamphlétaire pousse ses premiers braillements dans un lieu qui aurait pourtant dû lui instiller un esprit hyper-rationnel, puisqu’il naît à l’hôtel Lamoignon, dans la chambre même qu’occupait «la vierge positiviste» d’Auguste Comte, Clotilde de Vaux. À croire que le petit subira plutôt la prédestination de son royal surnom, le «Dauphin»  L’enfance de Léon est aux antipodes de la tristesse des gamins peuplant les romans de son père. Le futur auteur des Morticoles grandit en effet dans une maison devenue un salon littéraire très couru. Il se cogne à la bedaine d’un Monsieur moustachu prénommé Gustave, se délecte sans rien en saisir des paroles du tribun Gambetta, saisit son reflet bombé dans le monocle de Lecomte de Lisle. C’est un autre livre qui commence ici, tout en étant le même… Le destin de Léon sera marqué par d’innombrables polémiques, l’exil, le maréchalisme, mais surtout le torrent d’une verve brillante, brûlante, qu’on n’égala jamais.

Au bord du chemin, mais bien visibles, se tiennent les épigones. L’oncle Ernest d’abord, le frère aîné d’Alphonse, conservateur libéral pétri d’orléanisme et qui publiera en 1873 La Vérité sur l’essai de restauration monarchique. Et surtout Lucien, le cadet de Léon, éduqué au maintien du dandy par Robert de Montesquiou, amant de Cocteau et intime de Proust, auteur en 1908 d’un roman rare osant évoquer l’homosexualité masculine, Le Chemin mort. D’après Giocanti, cette œuvre «d’un ton juste et émouvant […] révèle non seulement le savoir-faire romanesque de la famille Daudet, mais il met en scène une vérité humaine que la société opprime […]. Lucien Daudet n’est pas le petit mondain frêle et naïf que l’on a souvent dépeint. Il est au contraire un artiste intelligent, qui ne démérite pas de son père, à qui le roman est dédié».

Enfin, il y a, en novembre 1923, la ténébreuse affaire de la mort de Philippe, le fils de Léon, atteint mortellement d’une balle dans la tête au fond d’un taxi. Un dossier non élucidé mais dont Giocanti débrouille l’intrigue de main de maître. Pourtant, il y a de quoi se perdre, entre milieux anarchistes et camelots de L’Action française, thèses contradictoires évoquant tour à tour le suicide, l’assassinat politique ou la bavure policière. Et même si le dossier est clos par la justice en 1925, elle restera une plaie impossible à cicatriser pour la famille Daudet, au point de provoquer à Léon un courroux qui lui sera, à maints égards, fatal. Vitupérant, accusant, attaquant de front le système et les lois, l’enragé se voit condamné pour diffamation. Son esprit se voit définitivement acquis à l’interprétation complotiste des événements. Léon Daudet se mue à partir de là en irréductible ennemi de la Gueuse. Et Giocanti de conclure avec amertume : «Chasseur de policiers, le royal-anarchiste Léon Daudet tente de surmonter dans son écriture proliférante le deuil qui assombrira toute sa vie».

Cette ambitieuse polybiographie permet donc à Giocanti de réaffirmer son double attachement, à un ancrage provençal d’une part, à la Littérature majuscule d’autre part. Ce livre foisonnant en contient plusieurs, comme encastrés en gigognes. Au moins trois, consacrés respectivement à Alphonse, Léon et Lucien, ces individus qui surent «décline[r] les nuances de la rébellion et de l’esprit d’indépendance». Le tour de force d’avoir savamment pondéré l’attention accordée à chaque Daudet est d’autant plus appréciable qu’il aboutit au final à ce que, sur la photo de groupe, aucun n’apparaisse comme le parent pauvre de cette famille hors du commun…


Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 19/03/2013 )
Imprimer

A lire également sur parutions.com:
  • Une histoire politique de la littérature
       de Stéphane Giocanti
  •  
    SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

     
      Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
    Site réalisé en 2001 par Afiny
     
    livre dvd