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Montaigne, ancêtre méconnu des anarchistes ? | | | Pierre Manent Montaigne, la vie sans loi Flammarion - Tandem 2014 / 22 € - 144.1 ffr. / 366 pages ISBN : 978-2-08-127042-8 FORMAT : 13,6 cm × 21,0 cm Imprimer
Montaigne est à la mode en ces derniers temps, tant chez les érudits que chez les auteurs tournés vers le grand public, auprès duquel le gentilhomme gascon trouve un large écho. Ainsi Alain Legros qui publia en 2010 lintégralité des traces manuscrites de toute nature laissées par Montaigne, enrichissant par là notre connaissance de lhomme réel ou, cette année même, Philippe Desan qui donna une biographie politique montrant que les Essais ne sont pas dune pièce, comme on voudrait trop souvent les voir rétrospectivement, mais composés de couches correspondant à des ambitions changeantes, au gré des ambitions politiques du sire de Montaigne. On rappellera aussi les succès de librairie de 2013, tant du petit ouvrage dAntoine Compagnon, Un été avec Montaigne, que de la traduction du bestseller de l'Anglaise Sarah Bakewell, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse.
Ce bref rappel permet de mieux tenter de situer louvrage de P. Manent, qui paraît défier à plusieurs égards toute classification, tant par rapport à son uvre antérieure queu égard aux ouvrages académiques consacrés à lauteur des Essais. En effet, si lon cherche tout dabord à inscrire son Montaigne dans la ligne de ses nombreux ouvrages de philosophie politique dinspiration libérale, on y parviendra malaisément, la «vie sans loi» ne se référant point à la lex, la loi comme constitution a priori, mais davantage à la consuetudo, la coutume prise non en son acception juridique mais au sens de règle de murs, lauteur jouant au demeurant un peu facilement sur cette ambigüité.
Par ailleurs, autre élément de perplexité, la forme du livre est quelque peu énigmatique en ce que le propos, réparti en quatre parties et neuf chapitres, fait lobjet dune numérotation continue en 32 subdivisions, lunité et donc la pertinence de chacune delles napparaissant pas toujours clairement. Nous laisserons le lecteur décider de lintérêt de cette façon de faire, plus habituelle aux manuels de droit quaux essais. De plus, même la table des matières naide pas vraiment à dégager le fil conducteur du propos. Enfin, soulignons que louvrage, sil est doté dune préface dans laquelle lauteur expose brièvement sa démarche, est totalement dépourvu de conclusion, sachevant de manière abrupte, à la fin de lanalyse de lApologie de Raymond Sebond. Peut-être lauteur a-t-il voulu imiter en tout cela la forme même des Essais ? Quoi quil en soit, ce que lon admet et même apprécie dun auteur devient plus contestable chez un commentateur, surtout lorsque celui-ci se pique de fournir une démonstration de sa périlleuse thèse initiale. Enfin, si lon tente de situer louvrage par rapport à ceux qui ont été récemment consacrés à Montaigne, on ne pourra que regretter lusage modeste qui en est fait car la lecture «naïve» dun texte aussi complexe expose inévitablement à des mécomptes.
Venons-en au contenu. La préface part du constat que nous, peuples européens, avons «perdu confiance en nos propres forces», au milieu de la paix et de labondance, ceci du fait que nous ne croyons plus en les «promesses» qui nous ont fait agir jusquici. Doù un hiatus grandissant entre parole et action. Cest là que la pensée de la Renaissance est utile à considérer, tant celle des Réformateurs, abolissant la médiation entre la Parole et le croyant, que celle de Machiavel, qui fonde la logique de laction indépendante de toute Parole. Mais, souligne lauteur, «Machiavel na rien à dire à qui na pas dambition, Calvin à qui nest pas enclin à la piété». Cest alors que surgit, selon P. Manent, Montaigne le réformateur, celui qui fonde le rapport à la vérité sur la vie, avec ses irrégularités, ses imperfections mais aussi sa plénitude.
Le développement qui sensuit est cette tentative de démonstration sous forme de long commentaire des Essais, mêlant le bon et le moins bon, on va le voir, mais aussi confrontant Montaigne à quelques-uns de ses commentateurs ultérieurs, essentiellement Pascal et Rousseau. De fines notations montrent que P. Manent situe exactement Montaigne comme pionnier de la littérature moderne et comme penseur politique, soulignant sur ce dernier point notamment que les Essais restent sur la réserve devant le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. P. Manent, lecteur attentif, cite abondamment Montaigne, le commente donc pertinemment, non sans tomber parfois dans lanachronisme (ainsi le lecteur des Essais que Montaigne qualifie de «métis», celui qui a «moyenne vigueur» de lesprit et «moyenne capacité», est-il confondu avec les classes moyennes daujourdhui !), voire dans une sorte de paraphrase qui napporte pas au lecteur contemporain de quoi comprendre la crise actuelle.
Lorigine de cette dernière, si lon comprend bien lauteur, qui suit là Montaigne, est que les règles de vie en société nont pas de fondement assuré, que lorigine des coutumes est obscure et insignifiante et quelles varient du tout au tout dun «climat» à lautre. Pour Montaigne (et pour P. Manent ?) la science nest daucune aide et la religion se situe sur un autre plan. Reste pour Montaigne et pour son commentateur arrivé au terme de sa glose, un relativisme absolu, un pyrrhonisme résolu : seuls les cannibales et surtout les cyniques ont le secret car en labsence de parole demeure seul lacte pur, cest-à-dire, pour P. Manent, lacte sexuel accompli en public !
Etrangement, cest dans le commentaire de cette dernière proposition que surgit un «nous» qui semble enrôler le lecteur à lappui de cette étrange théorie : après avoir affirmé quaux yeux de Montaigne «la nature comme critère supérieur à toute convention trouve sa pierre de touche dans lacte sexuel accompli en public» (affirmation au demeurant téméraire pour qui se reporte aux passages pertinents des Essais), P. Manent ajoute : «
nous avons dans notre expérience collective de quoi comprendre le jugement de Montaigne. Nous aussi gardons le critère de la nature et courons après lhorizon dune vie sans loi, dans lespérance de cette vie sexuelle enfin sans pudeur en laquelle nous avons étrangement mis notre foi. (
) cependant, en dépit defforts pourtant systématiques nous ne parvenons pas à abolir toute pudeur». Chaque lecteur jugera sil se reconnaît là et si lon peut fonder une société ou une morale sur de tels efforts, au demeurant reconnus vains.
Au total, une lecture nouvelle et surtout inattendue de Montaigne, un livre étrange venant dun auteur renommé pour sa connaissance du libéralisme et qui, pourtant ne se réfère à aucun moment au droit naturel, certes en bonne partie postérieur à Montaigne, mais qui permettrait de sortir de cette aporie où il nous mène, sauf à jouer les cyniques à la Diogène. Chaque «visiteur» de louvrage sortira avec sa propre opinion du labyrinthe ainsi ourdi, mais quil noublie pas que Montaigne na jamais eu lambition ni même le propos dêtre «réformateur», quil est loin de «tout dire» sur lui-même, contrairement à la franchise absolue quune lecture trop hâtive lui prête ni que les Essais sont autant un livre composé de strates successives obéissant à des objectifs précis et non point ce monolithe que lon voit rétrospectivement.
Sur tout ceci, la lecture de Ph. Desan fournira un utile contrepoint sur Montaigne comme auteur et surtout acteur politique, bien loin de lanomie qui lui est généreusement prêtée ici.
Jean-Etienne Caire ( Mis en ligne le 16/09/2014 ) Imprimer
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