| Christophe Prochasson Saint-Simon - ou l'anti-Marx Perrin 2005 / 23 € - 150.65 ffr. / 344 pages ISBN : 2-262-01487-6 FORMAT : 14x23 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Du comte Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825), on sait déjà beaucoup de choses, notamment depuis la récente et belle biographie de O. Pétré-Grenouillau (2001). Le personnage est dailleurs un objet historique notable, figure de lancien régime comme du XIXe siècle, «héros» de deux mondes et maître à penser dune école protéiforme qui fait voisiner un Durkheim et un Maurras ! Que dire de plus ? Ou de neuf ?
Christophe Prochasson, directeur détudes à lEHESS, rouvre pourtant un dossier déjà important en choisissant un angle moins abordé, celui de la portée dune uvre et dune pensée jusquà nos jours, passant de létat de doctrine à celui de culture politique. Après avoir évoqué les risques de la biographie (rituelle «illusion biographique», complément désormais inévitable de toute réflexion sur lindividu !), il se livre donc à une étude de la fortune au sens classique du terme du saint-simonisme et de son créateur, écartant immédiatement quelques idées trop reçues (un Saint-simon inspirateur du Second Empire) au profit dune véritable réévaluation du saint-simonisme, de sa postérité et de sa trace historiographique. En passant au crible de nombreuses études et biographies, anciennes et contemporaines, il entend donc retracer le cours dune pensée à lactualité persistante.
Est-ce une réhabilitation ? Il ne sagit pas là dun essai programmatique, mais plutôt la redécouverte dune pensée vive, forte que la glose et les critiques menaçaient de suffoquer. En remarquant demblée la singularité du projet saint-simonien dans lhistoire des idées politiques françaises, projet que la polarisation droite/gauche a marginalisé, C. Prochasson souligne la nécessité de revenir aux sources dune véritable «pensée émancipatrice» caricaturée, depuis Marx et Engels, en un «socialisme utopique», puis tiraillée entre droite et gauche. Dans un premier temps, lauteur sattaque à la biographie du maître elle-même, en relisant les biographes : moins pour cerner le personnage et son destin (cela a déjà été fait), que le mythe qui lui est associé. Car Saint-Simon, le premier, sut créer une sorte de mythe autour de sa vie, entremêlant les épisodes quasi messianiques (avec une apparition !) aux lamentations du génie incompris, thème repris par ses disciples et qui engage la biographie dans un genre hybride, à mi-chemin de lhagiographie. Il sagit donc décarter les scories pour retrouver le «vrai» Saint-Simon. La démonstration est probante, mais suppose toutefois de connaître déjà le personnage et luvre.
Mais plus encore que le personnage, cest sa doctrine qui est au cur de louvrage et des interrogations de C. Prochasson, doctrine complexe dont il faut retracer le cheminement (depuis les écrits disparates de lauteur jusquà la sanctuarisation opérée par les disciples, via la publication des uvres complètes non exemptes de réécriture) et lévolution (jusquà une religiosité finale qui rend lensemble suspect aux yeux de nombreux lecteurs). Il faut en outre interroger lécriture même de Saint-Simon afin de mesurer la souplesse, la fluidité mais aussi le caractère flou de lensemble, qui se prête ainsi à toutes les interprétations, toutes les gloses. Car le saint-simonisme, sil a survécu à son créateur, aura connu des luttes, des conflits, une sorte de sacralisation (via une église saint-simonienne dotée de deux pères fondateurs) qui en a fait un objet de moquerie, nimbé dune aura de prophétisme incompris. Encore une fois, la méthodologie permet de dénouer les fils dune pensée dense, exubérante, au devenir original.
En effet, le saint-simonisme est un héritage difficile : revendiqué par certains comme un proto-socialisme à la française qui devança la statue (germanique) du commandeur Marx ou écarté par dautres comme un thuriféraire du libéralisme, il entre en concurrence avec le comtisme, le marxisme ou le fouriérisme. On accuse Saint-Simon de plagiat, de récupération des idées de la fin du XVIIIe siècle, ou bien lon en fait le penseur de la modernité et dune société industrielle en germe. Lauteur semploie donc à réévaluer la portée exacte de la pensée saint-simonienne dans le socialisme, portée réelle mais faible (tel Jaurès qui, lecteur de Marx voire de Fourier, connaît par contre assez mal Saint-Simon). Si Saint-Simon a su inspirer quelques grands re-découvreurs (Durkheim et ses disciples) qui mirent au service du philosophe les outils de la sociologie (quil contribua à définir), il neut finalement pas la postérité quil désirait. Certes, on le retrouve également dans les années 20, autour de cette «relève» technocratique des jeunes droites qui ressemble plus à une résurgence de la théorie des capacités (Cf. la fameuse «parabole») quà un héritage : on voit par exemple le journal «historique» des saint-simoniens, Le Producteur, reparaître explicitement dans les années 20. Mais on croise également le saint-simonisme à gauche, moins chez Blum, qui y voit une faillite, que chez Jules Moch, fasciné par un modèle rationaliste en lequel il voit lavenir (et la fin) du capitalisme. Plus encore, ce sont les néo-socialistes, à lexemple dHenri de Man, qui invoquent les mânes de Saint-Simon pour justifier dune rénovation de la doctrine socialiste comme de ses pratiques, sur fond de productivisme et dalliance entre le capital et le travail. Le saint-simonisme demeure un genre ambigu (une doctrine devenue, par appropriations et superpositions, une culture politique, souligne C. Prochasson dans une conclusion lumineuse) jusquà nos jours, où son versant libéral, souvent tenu en lisière malgré les plaidoyers dElie Halévy, aura même suscité une Fondation Saint-Simon.
Au final, louvrage est intéressant parce quinattendu : il ne sagit pas en effet dune biographie, mais plutôt dune relecture critique au travers dune historiographie foisonnante, où lon débat beaucoup, et qui témoigne en tous les cas de lenjeux que fut Saint-Simon, sa doctrine et son héritage intellectuel. Le style, à la fois riche et clair, confère au saint-simonisme une cohérence certaine (est-ce une ultime réécriture ? et lhistorien ne se fait-il pas, par endroits, interprète ?) et le rend accessible sans se réfugier derrière des citations. Bref, cette invitation au voyage dans la galaxie saint-simonienne constitue de la sorte une belle démonstration dhistoire politique renouvelée, complément idéal aux biographies récentes pour la redécouverte du personnage.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 15/03/2005 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Paris 1900 de Christophe Prochasson La France du XXe siècle - Documents d'histoire de Christophe Prochasson , Olivier Wieviorka , collectif Vrai et faux dans la Grande Guerre de Christophe Prochasson , Anne Rasmussen , collectif | | |