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Histoire & Sciences sociales -> Science Politique |
| Claude Karnoouh L'Europe post-communiste - Essai sur la globalisation L'Harmattan - Aujourd'hui l'Europe 2004 / 25.50 € - 167.03 ffr. / 306 pages ISBN : 2-7475-6765-6 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
On ne lira pas ici une messe de plus sur la «mondialisation heureuse», vue des capitales bancaires du monde. Lunification, à plusieurs étages, de la planète par le capital et la technologie, qui contrôlent celle-ci au mieux de "l'économie", Claude Karnoouh ne la jamais célébrée. Étranger à la foi des théologiens libéraux, à laveuglement des idéologues qui nomment démocratie la gestion pacifiée dindividus aliénés à la marchandise et en prédisent le triomphe global par lextension du commerce, Karnoouh échappe aux modes de lhistoire contemporaine du «temps présent» ou au journalisme et sera peut-être linventeur des lieux-communs de lavenir avec sa vision dune Europe «post-communiste» à lère de la modernité tardive.
LEurope post-communiste succède à Post-communisme fin de siècle (2000) et en poursuit le travail phénoménologique et analytique : rendre visible et problématique le devenir de lEurope depuis la fin du bloc communiste. Par sa forme, cest, comme le précédent, un recueil de discours et dessais qui forment un ensemble cohérent sur les thèmes qui se nouent dans cette pensée depuis le premier livre. Par son contenu, cest une synthèse des résultats dune aventure intellectuelle et des convictions dun chercheur engagé, à qui l'on ne peut reprocher ni le manque de constance ni la facilité par rapport aux courants dominants des dernières décennies. Raison de plus pour lire ce livre et, dabord, présenter un auteur qui na guère bénéficié des feux de la rampe.
Depuis trente ans, Claude Karnoouh, sociologue et anthropologue de formation, observe, lit, réfléchit, constitue discrètement et écrit sur sa voie entre ethnologie de lEurope centrale et balkanique et méditation sur lépoque, ses déterminations et ses racines «historiales» en sinspirant des voies tracées par Heidegger, Marx et Adorno. Sa bibliographie compte aussi bien un très beau Vivre et survivre en Roumanie communiste (réédité en 1998) qui réduit à néant toute accusation de dogmatisme communiste, que LInvention du peuple, très belle histoire raisonnée et critique des nationalismes dEurope centrale sur fond de généalogie de la pensée identitaire moderne à partir du pré-romantisme allemand et de ses débats littéraires.
Refusant des bornes étrangères au mouvement de sa pensée, luvre de Karnoouh, originale et fière, mêle avec talent des thèmes récurrents et obsédants : la langue et la culture, le temps et lHistoire, la mort et la foi, lidentité et la différence, le moderne et lancien, où se côtoient la paysannerie et ses traditions aussi bien que les origines grecques et médiévales. Enregistré par son institution de rattachement comme ethnologue de la Roumanie et invité à justifier plus clairement son titre bureaucratique, Karnoouh aime à se définir cavalièrement «spécialiste des généralités».
Les fils de ce destin se sont noués dans la jeunesse dun homme né à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans une famille marchande juive dEurope centrale, confrontée à des expériences fondatrices pour lenfant : la différence des cultures, les folies identitaires, le tragique de lHistoire. Karnoouh na jamais oublié la violence et limprédictibilité de celle-ci, la fragilité de la vraie culture, limportance de lhumanité authentique (vécue par exemple chez ces Protestants cévenols qui le protégèrent contre les nouvelles dragonnades et lui rendirent sensible la noblesse de leur foi) quand les Léviathan qui entourent lhomme moderne se déchaînent sans limites, pour atteindre lexaltation de leur puissance. Il ne sest plus jamais laissé conter dhistoires sur les rapports du progrès cognitif et technique avec la morale, ni sur les garanties du droit ou sur lhumanisme de la Modernité, et a cherché à comprendre son temps non dans lérudition gratuite dune tour divoire de «spécialiste» universitaire mais dans la généalogie critique, méthodique et patiente de «la modernité tardive», que nous vivons et que certains appelleront plutôt, étrangement et peut-être prématurément, «post-modernité».
Derrière des maîtres, encore évoqués avec respect et admiration, des éveilleurs au sens nieztschéen, Karnoouh fit ses classes et donna à ses humanités lycéennes une destination politico-philosophique dhomme libre obligé par son démon à la pensée. Auprès dHenri Lefebvre, il donna au marxisme, instrument universel de compréhension des luttes inexpiables à lâge du destin économique, une dignité philosophique vivifiée de lherméneutique existentielle de la vie sociale. Son attachement à Benjamin et son entrée en sociologie en découlèrent comme une certaine distance face à tout existentialisme abstrait, individualiste ou religieux. Distance qui ne signifia jamais lalignement sur une orthodoxie de diamat (fût-elle lukacsienne), même à lépoque de son adhésion au Parti communiste (quil quitta à la signature du Programme commun).
Cette passion de comprendre auprès des «grands de la pensée» le conduisit au contraire chez lun des rares auxquels il reconnaît encore le nom de «maître» : Gérard Granel, lauteur du classique Sens du temps et de la perception chez Husserl (NRF) et surtout de la traduction-préface-et-notes de la Krisis, qui le fit entrer plus profondément dans le meilleur de la phénoménologie, sans tomber de la méthode empirique et réaliste dans lenvolée transcendantale husserlienne ou dans le «tournant religieux de la phénoménologie». Cest en ce sens quil se fit lecteur et élève de Heidegger, sans jamais voir dans la pensée de lêtre autre chose quune honnêteté radicalement empirico-critique et déconstructrice devant les limites de la science et louverture de lHistoire. Adorno est pour Karnoouh lautre référence centrale qui, dans lEcole de Francfort, tenta le premier la synthèse de la tradition philosophico-politique allemande (marxo-hégélienne) et dun humanisme critique athée ou immanentiste. Karnoouh, passionné par les possibilités de cette rencontre de Marx et de Heidegger, le double dAdorno, ne prit jamais au sérieux le discutable Jargon de lauthenticité et une polémique quil tenait pour secondaire.
Les références à Marx, Adorno et Heidegger abondent, explicites ou non, dans les essais, mais cest au médiateur et au maître fréquenté personnellement jusquà la fin (Granel est mort en 2000) que Karnoouh rend un très bel hommage dans le recueil. Hommage au professeur, capable de devenir lami et une référence vivante pour ses meilleurs étudiants, dincarner, par son refus des compromissions du carrièrisme et sa lutte pour la dignité de luniversité et de lédition philosophique en France, le modèle dune intégrité absolue, indifférente aux critiques fielleuses et aux dénigrements des intellectuels organiques. Karnoouh a gardé de Granel dabord cette éthique du travail solitaire et patient dans la compagnie de grands morts plus vivants que bien des contemporains.
Auprès de Granel, le grand exégète de Heidegger, Karnoouh apprit à mépriser souverainement pseudo-réfutations et commentaires appauvrissants dune pensée de la technique et de la rationalité instrumentale qui reste un pavé dans la mare de notre occident obsédé de croissance et de maîtrise globale. Renouant avec ses racines sans tomber comme tant dautres dans une piété mièvre et ethnocentrique, Karnoouh, sociologue des campagnes françaises dans la mutation technique du remembrement et de lagro-business en marche, se fit anthropologue de la ruralité roumaine, des chants, des rites et dune culture immémoriale roulant vers la folklorisation et la muséographie.
Cette constance et lendurance dune sorte de certitude intérieure, née de lexpérience historique, du travail de terrain de sociologue ethnologue des campagnes françaises daprès-guerre (la fin des paysans) et roumaines ou hongroises de lépoque communiste, et nourrie de létude de penseurs majeurs capables de vision densemble et de grands travaux universitaires classiques, lui ont valu bizarrement de sentendre reprocher, avec une certaine naïveté, son prétendu refus de la scientificité. A qui laccuse de «littérature», Karnoouh shonore de son travail stylistique et de son dégoût du jargon pseudo-scientifique, et admet envier le style de grands écrivains qui surent allier inoubliablement lil, la langue et la pensée. Avant Lévi-Strauss ces dernières années, à la suite de Wittgenstein, et comme Clifford Geertz, Karnoouh a accepté le destin dune anthropologie à la fois empirique et méditative, critique, reconnaissant sa dépendance des voies de la pensée philosophique.
Savoir aujourdhui maintenir à distance des constructions interprétatives systématiques oublieuses de leurs présuppositions comme de leurs impasses, se refuser à lobjectivisme scientiste qui pare la rhétorique des colloques et des revues où lon fait carrière implique une décision qui fait de la pensée le choix dune vie assurée delle-même. Cette assurance dans la poursuite de son chemin et le rire philosophe que saint Augustin appelait «hilaritas», animent une uvre dont lunité se résume selon la formule kantienne en celle qui reprend les grandes questions du savoir et de la culture : «quest-ce que lhomme ?».
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 27/09/2004 ) Imprimer | | |
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