Raymond Aron Complexe - Historiques 2005 / 9.90 € - 64.85 ffr. / 188 pages ISBN : 2-8048-0047-4 FORMAT : 12x18 cm
Préface de Pierre Hassner. Imprimer
Faut-il encore présenter le Prussien Carl von Clausewitz, auteur de lincontournable essai de stratégie Vom Kriege (De la Guerre) paru en 1831 ? De même, ignore-t-on les travaux que lui consacra Raymond Aron, le commentateur tout aussi éclairé de Machiavel ou Marx ? Le recueil darticles et de conférences que nous proposent de redécouvrir les Editions Complexe séchelonne de 1972 à 1980 et est donc périphérique à la rédaction de Penser la guerre. On y retrouve, dans la première partie, une synthèse de lapproche aronienne de Clausewitz et, dans la seconde, des échappées vers des sujets contemporains et des applications de la théorie clausewitzienne à des conflits du XXe siècle.
Outre par ses aphorismes les plus frappants, parfois appliqués à tort et à travers («La guerre est la continuation politique par dautres moyens» ; «La guerre est un acte de violence destiné à contraindre ladversaire à exécuter notre volonté»), les théories de Clausewitz marquent lacte de naissance de la polémologie en tant quanalyse globale de la tactique (aspects pratiques des batailles) et de la stratégie (fins dernières du conflit, envisagées à un niveau bien plus large). Témoin dune révolution copernicienne en matière de guerre (de 1792 à 1815, soit de la levée en masse des révolutionnaires à la fin des campagnes napoléoniennes), on lui doit davoir développé le premier la notion de «guerre absolue», impliquant chez les belligérants en présence lutilisation de toutes leurs ressources et - on en verra les désastreuses conséquences au XXe siècle - limplication toujours croissante des populations civiles. Dans larticle Clausewitz et la guerre populaire, Aron indique dailleurs la filiation entre la vision de la guerre populaire développée dans Vom Kriege et la pensée révolutionnaire dun Mao-Tse-Toung
Aron le rappelle avec justesse : Clausewitz ne fut en définitive ni pacifiste ni belliciste. Visant à une totale objectivité, ce qui le rapproche de son illustre prédécesseur grec Thucydide, il traite de la guerre comme un phénomène social comparable au commerce et plus encore à la politique, qui ne diffère de cette dernière que par lemploi dominant de la violence. Il ne croit pas que les civilisés soient moins cruels que les barbares. Homme de lAufklärung, Clausewitz nen partage ni les illusions, ni les utopies. Il en tire le goût de lanalyse rationnelle, le sentiment du devoir ; pour la guerre, il se met en quête, un peu à la manière de Montesquieu, des traits universels en même temps que des variétés historiques.
Le mérite de ce recueil est aussi de nous plonger dans le contexte socio-culturel dont est issu Clausewitz, de ses origines familiales, de sa conception du destin de la Prusse, de ses rapports avec la France, la Russie, lEspagne, et enfin de sa propre expérience de la guerre alors quil avait à peine 13 ans
Sur bien des points, notre homme apparaît donc comme un conservateur, rétif aux idéaux de la Révolution Française et ne retenant des Droits de lhomme que la notion dégalité pour tous, puisquelle fonde le devoir de chacun de se déclarer prêt à défendre sa patrie. Aron rectifie par moment cette image sèche et jusquau-boutiste, en exhumant des textes méconnus de lauteur à propos de la France et du respect dû à lennemi. Clausewitz y apparaît alors comme un penseur libéral, plaidant pour une attitude défensive acharnée en cas dagression, plutôt que pour une véritable politique de conquête
Les articles réunis dans la deuxième partie de louvrage, sous le titre «Les enseignements de Clausewitz», montrent quil a livré plusieurs clefs de lecture essentielles pour la compréhension des guerres futures. Alors que Clausewitz abordait des guerres européennes, mettant en scène des Etats de même nature, Aron confronte quelques-unes de ces idées à des conflits plus lointains, en particulier dans la dimension de la stratégie politique (guerre de Corée, du Viêt-Nam, conflit israélo-palestinien, voire même Guerre Froide). Il en ressort que Clausewitz avait déjà saisi la parenté entre stratégie et théorie des jeux ; énoncé les principes que certains allaient intensifier («causer le plus de dégâts possibles à lennemi et dévaster le territoire») ; ébauché le concept de guerre psychologique en insistant sur limportance du facteur moral dans la théorie stratégique.
Autant donc dans son essai denvergure que dans ses articles disparates, Aron aura restitué comme aucun autre la démarche intellectuelle et les accents visionnaires de la pensée toujours en acte de Clausewitz.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 27/05/2005 ) Imprimer |