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Un ouvrage fondateur
John Baird Callicott   Pensées de la terre - Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde
Wildproject Editions 2011 /  22,31 € - 146.13 ffr. / 392 pages
ISBN : 978-2-918490-08-1
FORMAT : 14,0 cm × 22,0 cm

Dominique Bourg (Préfacier)

Pierre Madelin (Traducteur)

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Le projet, les idées et l'imaginaire social déployé par l'Ecologie profonde – courant de pensée écologiste né aux Etats-Unis et développé dans le monde anglo-saxon – sont à la fois mal connus, presque hors-propos eu égard aux mouvances écologistes les plus médiatiques du vieux continent et grossièrement caricaturés depuis l'essai de Ferry Le Nouvel ordre écologique, paru en 1992. Cet ouvrage procédait par amalgames et inductions abusives, manifestait une méconnaissance profonde de la diversité des idées écologistes ainsi qu'une mauvaise foi assez écoeurante à leur égard, et assimilait au passage les théories écologistes, plus particulièrement l'éthique environnementale, et les théories animalistes, pourtant souvent en conflit et dont la conciliation est l'un des grands enjeux des années à venir. Son effet fut désastreux pour le champ intellectuel francophone en ce qu'il instaura un abîme infranchissable entre les pensées écologistes (et animalistes), d'une part, et un humanisme suffisamment vague pour contenir toute forme de bon sentiment relevant de la doxa droit de l'hommiste, d'autre part. Aujourd'hui encore - le vieux déni français des travaux philosophiques anglo-saxons s'étant couplé avec la méfiance à l'égard des mouvements écologistes ou d'éthique environnementale issus d'outre atlantique -, les recherches universitaires et les chaires consacrées à ces domaines sont-elles presque inexistantes en France et en Belgique, si l'on excepte le travail pionnier de la philosophe Catherine Larrère, ainsi que de l'équipe de la maison d'édition marseillaise Wildproject et de sa revue en ligne homonyme, dont les travaux, colloques et essais tentent à la fois de diffuser (et de traduire) les oeuvres des penseurs de l'écologie profonde et de montrer que celle-ci n'est ni incohérente avec un humanisme bien compris, ni inutile ou illégitime au sein des projets écologistes français; qu'elle est, en soi, une nouvelle source pour imaginer l'avenir d'une société industrielle malade, en Europe aussi.

Dans cette optique, les éditions Wildproject ont traduit et publié un ouvrage de l'un des plus importants éthiciens de l'environnement, John Baird Callicott, - ouvrage de référence, paru en 1997, indispensable, d'abord pour comprendre la démarche intellectuelle et morale de l'écologie profonde américaine, ensuite, pour réaliser (et c'est là un point essentiels de tous les courants de l'écologie radicale) que les solutions aux problèmes posés par notre mode de vie peuvent être inspirées par d'autres modes de vie contemporains ; autrement dit, que l'écologi(sm)e n'est pas seulement une question politique ou même philosophique, mais une question culturelle.

La logique de l'ouvrage ne relève pas de l'histoire environnementale, qui tente de comprendre l'impact de l'environnement sur les constructions sociales humaines et, réciproquement, l'impact de ces constructions sur la destruction de l'environnement, donc, d'expliquer pourquoi et comment les hommes, dans des circonstances données, détruisent leur milieu de vie – démarche que l'on trouve, par exemple, dans l'ouvrage de Jared Diamond Effondrements. Dans Pensées de la Terre, Callicott participe au grand projet pour ainsi dire d'encyclopédie culturelle de l'écologisme, point essentiel du programme de Arne Naess, des partisans de l'écologie profonde et de chercheurs comme Max Oeleschlaeger (dans son Caring for Creation: An Ecumenical Approach to the Environmental Crisis) ou Paul Shepard. Délaissant les débats finalement arides et abstraits sur la valeur intrinsèque de la nature, qui préoccupent depuis plus de trente ans le domaine de l'éthique de l'environnement et, il faut bien le dire, s'essoufflent, il s'inscrit de fait dans une perspective non pas explicative ou seulement descriptive, mais de construction morale pragmatique, utile à la réorganisation de nos affects, de nos représentations symboliques et de nos relations à la nature, ainsi que, bien entendu, de nos actions pratiques à son égard ; autrement dit, il tente de rassembler et d'analyser ce qui dans les grands ensembles culturels humains peut être une ressource pour ainsi dire métaphysique ou mythique, un fondement en termes de valeurs au respect de l'environnement.

Car selon Callicott certaines cultures/religions présentent, du point de vue écologique, d'indéniables avantages comparatifs ; d'autres offrent par contre moins d'assises (jamais aucune assise) pour établir un rapport plus sain, plus équilibré à la nature. Pour ce qui concerne l'Occident, le fameux judéo-christianisme peut dans le cadre d'une interprétation de l'intendance de la Genèse, qui considère que l'homme a reçu de Dieu la mission de prendre soin de la création, être utile à la construction d'un rapport plus sain à la nature, d'autant que sa cosmologie peut figurer ou être compatibles avec les données scientifiques (plutôt physiques que biologique, d'ailleurs) et cela malgré une vision qui rend le monde – artefact créé par Dieu – pour ainsi dire inerte – contrairement, par exemple, au monde selon la cosmologie d'Hésiode, qui est engendré donc vivant.

La philosophie grecque pose davantage problème ; pour l'auteur, elle est même l'un des principaux obstacles à une pensée écologique, à tout le moins par ce qu'a légué la tradition platonicienne et pythagoricienne puisque celle-ci promeut un dualisme métaphysique entre l'âme et le monde matériel, au détriment de ce dernier, qui fonde la posture morale anthropocentrique des modernes. On notera ici l'oubli de toute la tradition morale grecques axée sur la phronesis, la prudence, et notamment, comme on l'a mentionné plus haut, de l'épicurisme. C'est un point important et qui, là encore, marque une différence fondamentale entre l'écologisme radical américain et celui du vieux continent, lequel réactive – par exemple avec Serge Latouche – toute cette tradition de la prudence et du contrôle des désirs, du raisonnable contre la Raison. Sans surprise, puisqu'il est un prolongement du judéo-christianisme, l'Islam offre lui aussi une éthique de l'intendance, avec cependant, affirme Callicott, une orientation vers la transcendance plus accentuée. L'auteur se livre à une lecture du Coran ainsi que d'une intéressante fable du Xe siècle Le Procès des animaux contre les hommes devant le roi des Jinns, mais, ici encore, délaisse la tradition, la Sunna, qui aurait pourtant beaucoup à dire sur le sujet, notamment quant au contrôle des désirs.

La culture occidentale s'est, depuis une quarantaine d'années, enrichie de spiritualités diverses, dérivées ou intégrant l'hypothèse Gaïa, du chimiste James Lovelock. Parmi ces spiritualités, Callicott évoque brièvement celle de la Déesse, développée au sein de nombreux courants écoféministes, qui lient patriarcat et exploitation de la nature (on trouve le même propos dans l'écologie sociale de Bookchin). L'Hindouisme, affirme l'auteur, est ambivalent. D'une côté, il affirme que le monde est une apparence, voire une illusion qui trompe l'âme et que, donc, il n'a pas en soi d'importance, qu'il est donc en soi déprécié. D'un autre, il défend une vision organiciste de la nature (chaque élément a un rôle et est lié aux autres) et le principe impersonnel de la réincarnation (qui brise les limites entre les différentes espèces, puisque l'on peut se réincarner en n'importe quoi), qui rejoignent les données de la science écologique et de l'éthique écologiste. Le jaïnisme (religion qui a largement inspiré Gandhi) rejette toute forme de désir ainsi que le monde matériel en général ; par contre, il amène à un respect de la vie presque absolu, quoique (comme dans l'hindouisme) à l'égard d'individus (tel animal, tel être) plutôt qu'à celui d'ensembles (des espèces, des lieux, etc.). Bien qu'il défende un vision de la vie pessimiste (tout n'est que souffrance et le but d'un être humain est d'échapper au cycle des réincarnations en refusant de céder au désir), le bouddhisme intègre l'idée de la multiplicité du réel (changeant et segmenté) et finalement prône une voie modérée. Le Taoïsme suscite beaucoup l'enthousiasme chez Callicott, comme d'ailleurs celui de nombreuses figures de l'environnementalisme américain, notamment issus de l'écologie profonde ou du biorégionalisme. Le Tao est un principe qui articule les divers aspects de la multiplicité du réel, insiste sur les aspects cycliques de la transformation de celui-ci et combine des processus immanents : l'ordre naturel ne présente ni n'exige aucune transcendance; il est «obtenu» à partir des ajustements et tensions des différents processus naturels. De fait, le taoïsme est basé sur une polarité et non pas, comme dans les philosophies occidentales ou le jaïnisme, sur une dualité (matière/spirituel, corps/âme). Voilà qui, ajouté au fait qu'il a été plutôt critique de la bureaucratie et favorable à un enracinement spirituel de l'homme dans son milieu, correspond assez bien aux exigences métaphysiques et éthiques de l'auteur.

La morale confuséenne passe pour beaucoup plus conformiste et finalement plus proches des morales de la vertu des anciens grecs. Et si elle défend la réalisation de soi – bien chère aux partisans de l'écologie profonde ou de l'éco-psychologie -, cette réalisation est axée sur les rapports humains (ritualisés, mais sociaux et politiques) et oublie le rapport à la nature elle-même, à ce qui transcende et pour ainsi dire contient l'ordre social. Pour Callicott, en concevant le soi comme constitué par sa relation avec la nature (Tao) ou avec les autres (en ce compris les ancêtres, dans le confucianisme), les philosophies/spiritualités d'extrême-orient évitent au moins l'écueil des philosophies occidentales qui, avec les Lumières, ont opéré une fusion entre le dualisme corps/âme, l'idée que l'individu, ce qu'il est intrinsèquement, est externe à ce que sont les autres, à la relation entretenue avec les autres, engendrant une conception selon laquelle la vie réelle, c'est la vie intérieure, par opposition à l'extérieur, le monde de la matière (et, aurait dit Bergson, de la quantité).
Passant de l'extrême orient à l'extrême occident, Callicott expose ensuite les caractéristiques du paganisme polynésien et des spiritualités amérindiennes (chamanisme, totémisme, etc.). Ces dernières, on le sait, ont une une importance capitale dans l'imaginaire de l'écologisme nord-américain. Les Lakota, par exemple, assumaient pleinement la parenté entre humains, animaux et plantes, la nature étant une grande famille où chacun est un partenaire, a des devoirs et des obligations et où les échanges sont codifiés, limités; les Lakota étaient de fait panenthéistes, considérant que tout était en Dieu, à la fois transcendant et immanent. On rejoint ici l'idée d'une communauté naturelle, chère aux biorégionalistes et à Aldo Leopold. Pour ce qui concerne l'Amérique du sud, l'auteur traite des chasseurs Tukanos, qui pratiquent le chamanisme et pour lesquels l'intégration de l'homme dans son milieu est assuré par une logique où l'énergie sexuelle retenue contrebalance l'énergie ponctionnée par la chasse ; l'excès de consommation d'animaux est ainsi rendu aussi difficile que les dérapages démographiques ; et la maladie est perçue comme le résultat du non-respect des équilibres écologiques. Le chamanisme fonctionne souvent comme une négociation avec la nature (quels que soient ses représentants ou habitants) qui aboutit au bout d'un véritable bilan comptable à un relatif équilibre. Callicott défend aussi les Kayapos, lesquels pratiquent une agriculture sur brûlis qui, un peu partout dans le monde, a été décriée – souvent à tort et dans les buts coloniaux.

Malgré l'existence de cosmogonies (comme celle de San) qui fondent des liens très étroits avec le monde animal, les cultures d'Afrique noire (par exemple, la culture yoruba) semblent plus critiquables puisqu'elles promeuvent un anthropocentrisme assez rigoureux, qui déclasse animaux et plantes. Et si l'individu y est davantage qu'en Occident une personne, c'est-à-dire le constituant et le résultat d'une communauté, cette communauté ne comprend que des humains (parmi lesquels les ancêtres, intervenant dans la vie des contemporains) et des intérêts humains, à l'exclusion de tout autre. Cette conception où la personne prime sur l'individu peut cependant être une piste pour le développement d'un écologisme proprement africain. Les Aborigènes offrent une exemple presque parfait – et fascinant – d'intégration de l'homme dans son milieu naturel, c'est-à-dire dans un milieu spécifique, fait de lieux, d'espaces qualitatifs, significatifs, liés à l'espèce totémique qui caractérise le groupe qui y vit : il y a là tout ce que l'Occidental moderne a oublié, qu'Illich soulignait dans la plupart de ses textes et que le courant biorégionaliste – encore lui ! – tente, aux Etats-Unis, de revivifier : un enracinement qui ne soit ni celui, mesquin et légitimé, amené au sens par la production, de la propriété privée individuelle, ni celui, anthropocentré, des diverses formes de nationalismes ou de localismes que moquait Brassens dans sa Ballade des gens qui sont nés quelques part. Or la réflexion sur ce sujet – qui nous semble essentielle, puisqu'elle est l'un des aspects essentiels de l'écologisme – n'est pas continuée par Callicott qui, dans les deux derniers chapitres de son ouvrage, lui préfère, de manière significative, une discussion sur les rapports entre, d'une part, les cultures traditionnelles ou non-modernes et, d'autre part, les sciences et ce qu'il appelle le postmodernisme constructif. A une vision de la nature mécaniste (celle de Descartes, Newton, etc.), honnie par l'ensemble des écologistes, et autour de laquelle toutes les conceptions morales modernes (dont l'utilitarisme) étaient pour ainsi dire en orbite, la post modernité substitue une vision à la fois systémique, organisciste et favorable à l'hétérogénéité, ouverte – Callicott invoque la métaphore de l'écologie comme «une pierre de rosette» permettant de traduire et d'articuler toutes les visions écologiques du monde. La physique quantique, qui intègre l'idée d'une pluralité de points de vue, est l'exemple même d'une science qui peut s'accommoder de diverses cultures, mieux : être enrichie par les imaginaires et métaphores «indigènes», religieux, etc. ; elle est donc aussi exportable puisque, suppose l'auteur, ses données, ses discours, fertiles par leur ouverture à l'autre, sont réciproquement admissibles et enrichissants pour les diverses cultures humaines. Il n'est donc pas question d'une version supplémentaire des manoeuvres d'acculturation occidentales : née en Occident, cette science n'appartient pas, dit-il, à l'Occident. Et si la démarche scientifique demeure au coeur du projet éthique qu'il défend, c'est, précise Callicott, parce qu'elle permet l'autocritique, au contraire de croyances culturelles.

Cette éthique de la terre s'enrichit, se justifie et pour ainsi dire articule les diverses traditions culturelles et religieuses identifiées par Callicott ; c'est celle du «penser comme une montagne» de Aldo Léopold, forestier et auteur de la fameuse Land Ethic, l'une des bases de l'écologie profonde, laquelle défendait l'idée d'une extension de la prise en compte, comme patient moraux, voire comme agents moraux, de la nature en général, des écosystèmes, c'est-à-dire d'entités à la fois abstraites et, finalement, vivantes. Cette éthique brise plusieurs séparations peut-être pas établies mais à tout le moins concrétisées, cristallisées par le cartésianisme et la physique mécaniste auxquels s'oppose le nouveau paradigme scientifique défendu par Callicott ; ainsi, les lignes bougent-elles entre le vivant et le non vivant, entre le sujet et l'objet, entre l'homme et le reste des êtres, entre le tout et l'individu. En effet, l'idée de communauté biotique exige que des «objets» soient dorénavant considérés comme des sujets (moraux et de droit, voire métaphysiques) et que les intérêts humains ne soient plus les seuls à être pris en compte, qu'ils ne priment pas nécessairement, pas absolument sur ceux des autres entités (contrairement à ce qui a été dit sur l'écologie profonde en Europe, c'est l'absolutisme des intérêts humains qui est contesté, pas l'existence et la légitimité des intérêts humains en eux-mêmes; place est faite à des solutions pragmatiques) et que le Tout doit être pris en compte en priorité puisque son existence conditionne l'existence des parties.

Et à ceux qui craignent que le Tout n'avale les individus, autrement dit, et plus concrètement, que le souci des équilibres de la planète implique l'annihilation du moi, du sujet distinct, de l'individu, Callicott répond par l'écopsychologie : un individu n'est jamais qu'un faisceau de relations qui le ramène au Tout ; il n'a rien à perdre dans celui-ci ; on retrouve, ici, un avatar de la volonté générale de Rousseau, pour ainsi dire extirpée du politique et réinvestie d'une valeur morale et psychologique. Nul doute que l'écopsychologie ait sa valeur et son utilité (les brillantes études de Shepard en témoignent), mais il faut bien reconnaître qu'invoquée pour expliquer que l'écologie profonde ne peut pas devenir un totalitarisme, elle apparaît plutôt comme un tout de passe-passe...

Toute la difficulté de l'éthique de l'environnement, faut-il le répéter, c'est de passer d'un champ extrêmement théorique à un champ pratique, celui, précisément, de l'action morale et du politique. Aussi, le dernier chapitre de Pensée de la terre présente-t-il des initiatives, des combats écologistes, comme celui du mouvement indien Chipko, exemplaire et enthousiasmant à bien des égards, mais, finalement, sans réussir à montrer en quoi il est redevable de la métaphysique et de l'éthique culturellement fondés sur l'éthique de la terre et les sciences mentionnées dans l'ouvrage... Le passage de l'éthique et de la métaphysique à la morale et au politique laisse sur sa faim ; et le formidable combat de Chipko, qui s'inscrit indéniablement dans une logique biorégionaliste, est parfaitement fondé et légitimé par d'autres courants écologistes, comme le décroissantisme européen ou l'éco-agrarianisme d'un Wendell Berry. Et l'on se prend à penser que l'éthique issue de l'écologie profonde, défendue par Callicott, est si radicalement pragmatique, qu'elle permet de fonder des démarches écologistes très diverses et parfois paradoxales ou... de n'en fonder aucune !

On peut faire d'autres critiques de la démarche de Callicott, concernant notamment les notions de culture, de fondement ou de ressource, de respect et de nature/environnement. Par «cultures», Callicott entend, on l'aura compris, «religions», ensembles mythiques et rituels et «spiritualités» diverses. Or, est-il légitime d'aborder le judéo-christianisme (concept en soi contestable tant il est vrai que la doctrine chrétienne partage finalement moins de préceptes avec le Judaisme que l'Islam), par les seuls textes de la Genèse et de réduire les postures morales qui y sont offertes à seulement deux interprétations (l'interprétation autoritaire ou celle de l'intendance) ? Callicott ne reste-il pas enfermé dans le débat sur la responsabilité du christianisme dans le désastre écologique lancé par Lynn White dans les années 1960, dont les thèses ont été largement infirmées (notamment par les recherches en histoire de l'environnement) et qui ont donné lieu (c'est leur grand mérite) à un formidable travail d'interprétation et même de rénovation du christianisme, non seulement dans la lecture biblique, mais dans l'exégèse et la tradition culturelle chrétienne ? Et puis, concernant l'Occident, où est passé l'épicurisme, le formidable potentiel écologique de l'épicurisme qui, finalement, traverse (même implicitement) de nombreuses doctrines écologistes ? Autre exemple, l'Islam : la culture des peuples arabes, turcophones et persans se résume-t-elle à la seule religion ?

D'autre part, si Callicott parle avec force, conviction, érudition et brio du Tao (dont il manifeste toute la teneur contestataire et qu'il rapproche à juste titre de la morale épicurienne) et des religions ou spiritualités extrêmes-orientales, empruntant parfois mêmes les mots au grand poète de l'écologie profonde et du biorégionalisme Gary Snyder, et montre par quels aspects elles peuvent être utiles à un changement de perception du rôle et de l'agissement de l'homme dans la nature, il oublie de souligner – et le confucianisme en est un exemple -, qu'elles peuvent être à double tranchants, comme on le voit en Chine à l'heure actuelle... Le problème qui se pose ici, et que Callicott n'aborde pas, c'est celui de la souplesse d'une culture ou d'une religion : le dispositif de valeurs et de croyances qui forme une culture, l'économie de ces valeurs et croyances, la manière dont elles s'articulent les unes aux autres, la densité et la force de leurs relations ne sont pas donnés pour l'éternité; les cultures sont souvent réorganisées en périphéries et parfois même en leur coeur; elles peuvent être absorbées, vidées, parasitées, voire perverties. Pour le dire autrement, même la culture ou la spiritualité la plus favorable à l'écologie (par exemple, la spiritualité et le ritualisme australiens) peut être retournée contre elle. Ceci nous amène au point suivant : celui de ce qu'est une ressource.

Car, finalement, si Callicott expose les aspects culturels les plus favorable à la révolution (au sens propre) écologique, il n'indique pas comment ces aspects peuvent être utilisés... Concrètement, que fait-on de ce savoir, des ces principes, de ces mythes, de ces valeurs, des ces croyances, de ces perceptions ? Devons nous convertir ? Devons nous les intégrer à nos propres cultures ? Que faire d'eux ? Autre critique : quel est le sens du «respect» de la nature ? Autrement dit, quels critères utilise Callicott pour affirmer que telle ou telle pratique ou croyance manifeste un respect de la nature. Sur ce point, il est très clair et relève indéniablement d'un écologisme américain puisque sa démarche consiste à repérer les fondements impliquant des pratiques qui respectent les principes (notamment évolutionnistes) de la science écologique et, pour ainsi dire, correspondent à certaines données de la physique postmoderne – physique qui, soi dit en passant, est aussi devenue une référence de nombreux éco-théologiens chrétiens comme Thomas Berry et Leonardo Boff. En effet, contrairement à l'écologisme européen, les mouvements écologistes radicaux américains, poursuivant le travail d'Aldo Leopold, insistent d'avantage sur les références scientifiques, cela pour en faire des données à la fois culturelles, affectives et psychologiques : ils tentent de (re)lier pour ne pas dire de fusionner le vécu intime et collectif (c'est le prinicpe de l'écopsychologie), d'une part, et le savoir scientifique, d'autre part. Il s'agit de briser la démarcation entre nature et culture, jugement de fait et jugement moral, et finalement, entre individu et nature. L'extension éthique à la nature, l'idée que l'homme doit avoir une considération morale non seulement pour ses pairs mais aussi pour les lieux, les plantes, les espèces, le vivant dans son ensemble, proposées, comme on l'a vu, par Aldo Leopold puis Arne Naess ou encore Gary Snyder passe par l'exploration des correspondances entre les diverses cultures humaines et la science écologique. Or, l'extension éthique aux «objets» naturels pose deux questions, d'ailleurs désormais classiques : quelle est la place d'un individu dans une logique qui privilégie les espèces et les équilibres d'ensembles, les communautés non plus seulement humaines mais biotiques ? Et puis quelle est la place de l'éthique animale dans un tel cadre ?

Callicott est beaucoup moins américain sur la conception de la nature, ayant peu ou prou abandonné le concept enthousiasmant mais problématique de la Wilderness - dont William Cronon a, dans un célèbre article de 1995, contesté la légitimité – pour adopter une vision plus «européenne», celle, défendue notamment par Moscovici, d'une nature davantage construite (pas fabriquée) par l'action de l'homme que pure et intouchée, et c'est d'ailleurs pour cette raison que le temps du rêve australien est à juste titre encensé par l'éthicien américain. Au fond, on peut dégager un certains nombre de principes que Callicott juge essentiels aux fondements et au «fonctionnement» d'une éthique environnementale : elle doit répondre voire correspondre aux données de la science écologique et de la Nouvelle physique, ce qui veut dire qu'elle doit concevoir le réel comme multiple, refuser le dualisme et la transcendance, considérer une dynamique procédurale et évolutive, se construire sur l'idée (issue de la cybernétique et du constructivisme en sciences sociales) que les relations sont constitutives des éléments en relation (donc que le soi est constitué de ses relations avec les autres et le monde), assumer la parenté entre humains et non-humains. Même si la science qu'invoque Callicott n'est plus celle de Descartes - et peut-être précisément parce qu'elle n'est plus celle de Descartes (ou d'Einstein, d'ailleurs) - elle n'en reste pas moins la Science, c'est-à-dire une certaine démarche (décidément mathématisée) autojustifiée, autolégitimée, ou légitimée par le seul (et dangereux) critère d'efficacité (c'est-à-dire les réalisations technologiques) et un certain nombre d'institutions (d'experts, impliquant un monopole du savoir). S'il n'est pas Monsieur Homais, loin s'en faut, Callicott est donc tout de même encore un scientiste, car c'est bien autour de la Science que le reste des activités humaines trouve sa légitimité écologique. C'est là que se trouve, nous semble-t-il, l'échec de sa pensée – et de celle de bien d'autres penseurs écologistes : la démarche scientifique est fondamentale, mais elle ne doit jamais être monopolistique, autrement dit fonder (ou avoir la prétention de fonder) une (ou des) culture(s). Illich ne disait rien d'autre dans son texte H2O or the Water of Forgetfulness. Callicott manifeste ainsi le refus de repenser ce que la (post)modernité refuse de regarder en face : la tradition, la logique des traditions, qu'elle a définitivement (?) exclues hors de l'histoire, du mouvement, de l'évolution dans son sens général (alors qu'une tradition, à l'image de la Common Law, est précisément une évolution, mais lente et prudente, par petites touches kaléidoscopiques), ainsi que du champ politique, où elles sont taxées de réactionnaires (et font effectivement parfois partie d'un attirail völkisch assez fumeux)...

Que l'on ne s'y trompe pas néanmoins, Pensée de la terre est un ouvrage fondateur, irremplaçable par son érudition et indispensable parce qu'il défend ce qui fait l'honneur et le génie de l'écologisme radical (contre toute forme d'écologisme parlementaire conformiste qui végète au parlement européen) : il a la volonté de s'inspirer et de respecter des cultures autres, vraiment autres (pas juste des ersatz touristiques ou opportuns pour permettre les comparaisons avantageuses dont l'Occident s'est servi pour justifier le colonialisme et sa destruction morale et technique), et met à mal l'immense arrogance et l'insupportable satisfaction d'une Civilisation qui a tout détruit d'un seul coup de majuscule...


Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 11/09/2012 )
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