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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
| Gilles Lipovetsky Jean Serroy L’Esthétisation du monde - Vivre à l'âge du capitalisme artiste Gallimard 2013 / 23,50 € - 153.93 ffr. / 493 pages ISBN : 978-2-07-014079-4 FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm Imprimer
Dans LEsthétisation du monde, Gilles Lipovetsky et Jean Serroy proposent une thèse assez simple : cest le monde entier qui serait envahi par lesthétique, de la brosse à dents et de la poubelle au dernier film en passant par la mode, le design, le sport, la publicité, les coiffures, les vêtements, les voitures etc., le tout étant régi par le monde financier du système capitaliste actuel que les deux auteurs appellent le capitalisme artiste. Ce capitalisme artiste investit donc tous les domaines possibles et imaginables pour procurer, à travers lesthétique, du sentiment et de la sensation à lindividu contemporain, en ne se gênant pas pour les mixer dans une hybridation incessante ; on dira multiculturelle...
Ils écrivent ainsi, parlant de ce capitalisme artiste et multiculturel : «C'est ainsi que l'essor du capitalisme financier contemporain n'exclut aucunement la montée en puissance d'un capitalisme de type artiste en rupture avec le mode de régulation fordien de l'économie. Par là, il ne faut pas entendre un capitalisme qui, moins cynique ou moins agressif, tournerait le dos aux impératifs de rationalité comptable et de rentabilité maximale, mais un nouveau mode de fonctionnement exploitant rationnellement et de manière généralisée les dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles à des fins de profit et de conquête des marchés. Il s'ensuit que nous sommes dans un cycle nouveau marqué par une relative dé-différentiation des sphères économiques et esthétiques, par la dérégulation des distinctions entre l'économique et l'esthétique, l'industrie et le style, la mode et l'art, le divertissement et le culturel, le commercial et le créatif, la culture de masse et la haute culture : désormais, dans les économies de l'hypermodernité, ces sphères s'hybrident, se mêlent, se court-circuitent, s'interpénètrent. Une logique de dé-différentiation qui est moins postmoderne qu'hypermoderne, tant elle s'inscrit dans la dynamique de fond des économies modernes se caractérisant par l'optimisation des résultats et le calcul systématique des coûts et des bénéfices». (p.12)
Pour Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, lart pour les masses ne peut être distingué du grand art car ce sera toujours selon eux une expérience esthétique et sensible qui, au fond, nest pas de nature différente. Ce en quoi ils se trompent selon nous : la pauvreté et le kitsch de lun et la richesse et la complexité de lautre ne peuvent être mis sur un même pied dégalité dans lappréhension du réel et des problèmes existentiels. Dautant moins que cette esthétisation recouvre une manipulation émotionnelle couplée à une logique financière. Ce mode de production moderne nen est pas moins cynique ni moins agressif. Les auteurs nanalysent pas la dimension idéologique de ce capitalisme artiste qui tente de plonger chaque consommateur dans une immanence intégrale au point que celle-ci peut être un leurre total, ce qui nétait le but de ce quon appelait lart...
Cette hybridation multiculturelle nest pas une ouverture desprit comme on pourrait le croire. «À quoi tient pareille dynamique de déréglementation et dhybridation culturelles ? Notons en premier lieu que celle-ci ne fait que poursuivre la logique consubstantielle au capitalisme comme «destruction créatrice» et système de déterritorialisation, dont Marx disait quil ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et tout le système social. Après avoir fait tomber les limites nationales, le capitalisme sattaque aux anciennes délimitations de genres et de sphères freinant linnovation et la création de nouveaux marchés. Lhybridation nest en ce sens quune des figures du processus dinnovation perpétuelle et dexpansion continue inscrit dans le programme génétique du capitalisme. En ruinant les cloisonnements, en mimant les hiérarchies traditionnelles, en croisant les genres, de nouvelles voies souvrent pour gagner de nouveaux marchés et de nouveaux consommateurs» (p.92). Ce nest pas la révolution qui fera changer le capitalisme et son mode de production destructeur et exploiteur ; cest bel et bien le capitalisme qui est révolutionnaire. Tout en signalant la logique à l'oeuvre dans ce mixage culturel qui survient à lâge du ''capitalisme transesthétique'' comme ils lappellent, les deux auteurs ne la déplore pas réellement ; ils ne la critique pas outre mesure.
Nous assistons bien à un mixage de lart et de lindustrie, de lart et de la publicité, de lart et du design, de lart mené comme une entreprise par laquelle les expériences reposent sur lhédonisme et lhybridation transesthétique, avec lapparition de multinationales et dempires commerciaux de plus en plus gigantesques. Est-il étonnant de constater que l'époque où le «Jouissez sans entraves» est devenue réalité concrète est celle du libéralisme total et mondial ? Le capitalisme artiste a donc entrepris un vaste programme de décloisonnement et de déterritorialisation généralisée, dhybridation intégrale, faisant perdre tout repère, rendant les individus mous et mobiles, nomades et fluctuant. La dérégulation libérale est conjointe à la dérégulation symbolique de l'être humain, l'ascension d'une post-humanité perméable au Marché. Des corps sans frontières, sans identités... comme les capitaux.
Cet essai est composé dune écriture souple, fluide, aisée à lire (bien quun peu redondante) et met en valeur ce nouveau stade du capitalisme. Lintérêt dun essai comme celui-ci est de lever le voile sur une contre-culture, ou une culture «populaire» qui nest pas du tout opposée aux marchés financiers et à leur logique de rendement.
Yannick Rolandeau ( Mis en ligne le 30/04/2013 ) Imprimer | | |
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