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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
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Pour une histoire des Sciences Humaines | | | Laurent Mucchielli Mythes et histoire de sciences humaines La Découverte - Recherches 2004 / 26 € - 170.3 ffr. / 344 pages ISBN : 2-7071-4205-0 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : docteur en astrophysique, Thomas Lepeltier enseigne actuellement à l'Université de Newcastle (Grande Bretagne) et collabore régulièrement au journal Sciences Humaines. Imprimer
Si les sciences humaines que ce soit à travers une approche psychologique, sociologique ou historique ont régulièrement essayé dexpliquer le sens et le fonctionnement des mythologies les plus diverses, elles ont plus rarement essayé dappliquer ces méthodes aux mythes quelles propageaient elles-mêmes. Combien de fois, par exemple, na-t-on pas entendu dire que Freud était le découvreur de linconscient, alors quil est relativement facile de sapercevoir que les interrogations sur le rôle des mécanismes inconscients étaient omniprésentes à la fin du XIXe siècle. Comme ce mythe fondateur de la psychanalyse, un certain nombre de mythes concernant les sciences humaines résistent mal à une approche historique un tant soit peu rigoureuse. Cest en tout cas ce que montre Laurent Mucchielli dans la première partie décapante de ce livre qui reprend cinq articles publiés au cours des dix dernières années.
Mucchielli revient notamment sur la soi-disant opposition entre sociologie allemande et sociologie française au début du XXe siècle, ainsi que sur lopposition entre tradition durkheimienne et tradition wébérienne. Il remet en cause la supposée rupture radicale quauraient introduite en 1929 dans le champ historiographique la revue les Annales de Lucien Febvre et Marc Bloch. Il sen prend à lidée que Gabriel Tarde fut injustement éclipsé par les durkheimiens et que sa redécouverte récente serait porteuse dun renouveau de la sociologie. Enfin, il attaque lidée selon laquelle la psychologie sociale nexiste en France que depuis les années 1960.
Pourquoi de tels mythes ? Certainement, nous dit Mucchielli, pour des raisons de commodité. Il y aurait comme une facilité à présenter la sociologie à des générations détudiants à travers lopposition entre Émile Durkheim et Max Weber. Parler dune rivalité entre ces deux «pères fondateurs» mettrait également un peu de piment dans toute présentation historique de cette discipline. Le problème est que, dune part, Durkheim ne connaissait vraisemblablement pas Weber en tant que sociologue mais seulement en tant quéconomiste, ce quil était au début de sa carrière ; et, dautre part, nombre de convergences existent entre leurs uvres. Il a suffi à Mucchielli de prendre en compte lensemble de leurs ouvrages et non pas simplement tel ou tel titre et de les situer dans leur contexte pour déconstruire ce mythe. Mais, au-delà de ces travers didactiques, qui laissent des traces dans nombre de manuels universitaires, Mucchielli montre également que ces mythes ont été créés de toutes pièces par des sociologues et des philosophes qui ont trouvé dans cette opposition imaginaire, ainsi quentre celle de la sociologie allemande et de la sociologie française, une certaine façon de légitimer un combat idéologique ou de renforcer une position théorique. Le manque de rigueur et la paresse étant ensuite suffisants pour quils soient repris et quils se propagent.
Ce nest pas tout. Mucchielli considère également que ces mythes naissent de la manie qui consiste à fabriquer des «grands auteurs» et à les présenter comme des fondateurs, en avance sur leur temps. Or, comme il le fait remarquer, si les auteurs que lon sacralise ont rencontré de grands succès de leur vivant, cest que bien souvent leurs idées étaient partagées par une bonne partie de leurs contemporains. Pour le vérifier, il suffit de relire ces derniers. Et de fait, cest ce qui apparaît très bien, par exemple, à propos de Marc Bloch et Lucien Febvre. Loin dêtre des historiens iconoclastes, comme on lentend souvent, Bloch et Febvre ont repris à leur compte certes avec brio mais sans innover fondamentalement une aspiration très répandue au sein de la communauté des historiens. La création en 1929 des Annales dhistoire économique et sociale ne peut ainsi être vue comme une rupture dans la manière décrire lhistoire. Comme le montre précisément Mucchielli, lhistoire économique et sociale est née en France, non pas en 1929, mais entre 1890 et 1914. Ici encore, lerreur dappréciation sur lapport de ces deux historiens vient de ce que le contexte dans lequel ils se situaient na pas été étudié dassez près.
Il en est de même à propos de ces «grands auteurs» que lon prétend redécouvrir et en qui lon voit des précurseurs. Ainsi, dans le cas de Gabriel Tarde, dont la «redécouverte» est quasiment un phénomène récurrent depuis une trentaine dannées, létude de la réception de ses uvres permet de montrer, selon Mucchielli, que cet auteur na pas fait école, non parce quil était en avance sur son temps, mais tout simplement parce quen labsence dune méthode bien définie il fut incapable de créer une dynamique de recherche comme a très bien su le faire Durkheim, par exemple. Mucchielli peut alors ironiser à propos de certains des récents «redécouvreurs» de Tarde qui ont vu en lui un des possibles maîtres-penseurs du XXIe siècle. Au contraire, il ny voit quant à lui quun penseur bien de son temps, comme semblerait dailleurs lindiquer le fait quil connut tous les honneurs académiques (Collège de France, Académie, etc.) et que son livre clef, Les Lois de limitation, fut un succès considérable. Mais, plus fondamentalement, cest son incapacité à participer au mouvement de rationalisation de la sociologie quentreprenait à la même époque Durkheim et dont est issue la sociologie actuelle qui expliquerait et justifierait le fait quil noccupe pas une place centrale dans cette discipline.
En suivant cette même démarche historienne, qui consiste tout simplement à étudier les auteurs dans leur contexte, Mucchielli déconstruit enfin le mythe qui véhicule lidée que Durkheim serait responsable du divorce de la sociologie et de la psychologie au début du XXe siècle en France. Pour Mucchielli, en effet, «létude systématique des faits montre que la sociologie durkheimienne, loin de sopposer à la psychologie sociale, na cessé dencourager un dialogue avec les psychologues en vue de constituer une véritable psychologie collective». Le renversement dune certaine doxa est, là aussi, à ce point stimulant quon en viendrait presque à regretter que le reste du livre de Mucchielli ne soit pas consacré à la déconstruction dautres mythes des sciences humaines.
Néanmoins, la seconde partie du livre, où il nous offre divers articles, qui témoignent de la même dextérité à décortiquer les uvres des sociologues, psychologues et autres historiens, savère finalement presque aussi intéressante. Certes, certains sujets abordés pourront paraître moins attirants pour les non-spécialistes. Il est ainsi question du conflit autour de la notion de race entre les durkhemiens et les anthropologues au moment de laffaire Dreyfus ; des enjeux politiques et philosophiques qui ont accompagné la naissance de la psychologie universitaire avec Théodule Ribot ; du conflit entre le sociologue Maurice Halbwachs et le psychologue Charles Blondel à propos de la psychologie collective ; des interlocuteurs de Durkheim lorsquil écrivait Les Règles de la méthode sociologique ; et, enfin, des raisons profondes de lintérêt de Durkheim pour les phénomènes religieux. Mais, quel que soit lintérêt que lon porte sur tel ou tel sujet, ces différents articles soulignent là encore toute limportance dune véritable histoire des sciences humaines. Et pas de doute que Mucchielli, codirecteur de la jeune Revue dhistoire des sciences humaines, en est actuellement un des plus brillants promoteurs.
Thomas Lepeltier ( Mis en ligne le 05/03/2004 ) Imprimer
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