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Visionnaire mais ésotérique | | | Ivan Illich La Perte des sens - Inédit Fayard 2004 / 22 € - 144.1 ffr. / 360 pages ISBN : 2-213-61391-5 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm Imprimer
Théologien anticlérical et philosophe polyglotte, économiste et anthropologue à ses heures, par-dessus tout véritable aventurier du savoir à qui lon doit un grand nombre des textes dans lesquels, à tort ou à raison, pour le meilleur et pour le pire, les pensées écologistes actuelles ont puisé leur inspiration, Ivan Illich, commence, à linstar de son maître Jacques Ellul, à être redécouvert sur le vieux continent. Aussi, après quinze ans de relative indifférence à son égard, publie-t-on chez Fayard ses uvres complètes, ainsi quun petit recueil de textes inédits pour la plupart, des textes de conférences ou des lettres datés de 1987 à 2002 et annotés de la main de leur auteur.
Autant dire dentrée de jeu que ce recueil nest pas, selon la formule consacrée, «dun accès facile» pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers avec luvre dIllich. De qualités diverses, proposés sans quune préface digne de ce nom ne les introduise et en justifie le choix, les écrits rassemblés dans cet ouvrage sont denses, presque écoeurants par la formidable érudition et lextraordinaire exigence de synthèse dont ils émanent mais aussi un peu décevants, voire bâclés, tant ils semblent sarrêter trop tôt, trop brutalement, en tout cas avant la conclusion quils annoncent et devraient entraîner. De fait, le lecteur non averti ressortirait dune telle lecture étourdi, avec dinnombrables pistes de réflexions, une intuition et une acuité intellectuelles exacerbées mais, surtout, bien en peine de pouvoir expliquer où lauteur voulait en venir...
Certains textes opèrent un retour, parfois critique, sur les classiques de la pensée dIllich, cest-à-dire sur les apories et les effets contre-productifs des institutions modernes, ainsi que sur les menaces pour la dignité humaine que sont les transports (Auto stop), le système médical et la santé (Soins médicaux pour systèmes immunitaires ?, Ne nous laissez pas succomber au diagnostic, La société amortelle) ou encore lécole (Lentreprise actuelle vue par le marginal à la lumière de lEvangile). Ainsi Illich réévalue-t-il, de manière salutaire et lucide, certaines de ses affirmations à laune des changements opérés dans les mentalités depuis les années 1970, notamment quant à la conception du rôle du médecin (bien moins dominant quil ne létait dans les années 1960), du malade et de la santé. Selon lui, celle-ci se réduit désormais à nêtre quun «optimum cybernétique», cest-à-dire une relation dun système (en loccurrence immunitaire) à un autre système (statistique et mythique) plus vaste. Or, précise-t-il, «un système laisse des immondices, au mieux un cadavre à exploiter comme une mine dorganes, certainement pas une relique». Au travers dune telle conception, cest donc, aujourdhui plus encore quhier, la dignité de lhomme qui est remise en cause.
Illich est par contre moins observateur, moins brillant, voire de mauvaise foi, quand il évoque lécole ou quand, passant du savant au militant, il propose une solution aux problèmes causés par lutilisation de la voiture. Les textes les plus intéressants sont sans doute Lhistoire des besoins, dans lequel Illich passe au peigne fin le discours du besoin qui fonde la logique du développement un travail qui sera admirablement continué par Gilbert Rist et les penseurs de laprès-développement comme Serge Latouche , La société amortelle. De la difficulté de vivre sa mort en 1995 ou encore Le haut-parleur sur le clocher et le minaret, étonnante étude de la perception dans sa relation «éthique» au réel. Dans trois autres textes, passionnants mais, comme on la dit, quelque peu ésotériques, Passé scopique et éthique du regard, Plaidoyer pour létude historique de la perception oculaire ou encore Surveiller son regard à lâge du show, cest à une science, à tout le moins à une histoire de cette utilisation des sens relative à léthique que lauteur renvoie.
Ouvrage ni franchement essentiel, ni vraiment anecdotique, La Perte des sens ouvre des portes ; reste au lecteur à juger sil a affaire à des courants dair ou à quelques-unes de ces clefs de compréhension du réel dont Illich a été si souvent lorfèvre.
Frédéric Dufoing ( Mis en ligne le 12/05/2004 ) Imprimer | | |