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Histoire & Sciences sociales -> Sociologie / Economie |
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Vers une société de semblables | | | Serge Audier Léon Bourgeois. Fonder la solidarité Editions Michalon 2007 / 10 € - 65.5 ffr. / 125 pages ISBN : 978-2-84186-430-0 FORMAT : 11,5cm x 18,5cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Principal représentant du «solidarisme», Léon Bourgeois (1851-1925) est un personnage de la Troisième République que lon commence à redécouvrir. Préfet, député radical (élu contre le général Boulanger), il fut président du Conseil en 1895, plusieurs fois ministre, à lIntérieur, à lInstruction publique, à la Justice, au Travail et à la Prévoyance Sociale. Il occupa aussi des fonctions internationales à la Cour darbitrage de La Haye puis à la Société des Nations, une carrière couronnée par le prix Nobel de la Paix en 1920. Son soutien aux réformes pour le repos hebdomadaire, la règlementation du temps de travail, les assurances et la prévoyance, lhygiène sociale et le logement social, dune part, son action en faveur de la coopération internationale dautre part, sinscrivent dans un engagement cohérent qui sarticule à une philosophie de la solidarité. S. Audier, spécialiste des philosophies républicaines, et en particulier du courant socialiste libéral, nous en donne ici un exposé très pédagogique, bien informé, à la fois synthétique et argumenté. En résumé, le solidarisme de Bourgeois tend vers «une société de semblables» : «Lexigence de mutualisation des avantages et des risques, entre tous les membres de lassociation, tient à la thèse que même les plus faibles sont des associés égaux en droits et en devoirs, étant tous semblables» (p.95).
La notion de solidarité a une base scientifique : en effet, dans la nature, il ny a pas que la lutte pour lexistence, on observe également des phénomènes déchanges mutuels et dassociation, qui étaient bien connus dans les années 1880 grâce aux travaux de Milne-Edwards et dEdmond Perrier. La solidarité, cest donc dabord une sorte dinterdépendance, ou plutôt un lien qui fait que chaque être est concerné par ce qui arrive aux autres. Le lien entre les hommes possède, de surcroît, une dimension morale, car pour ceux-ci, lexistence commune nest pas seulement un fait, cest aussi un idéal, une idée-force qui les tire vers une possible harmonie. Bourgeois sefforce de dégager de lassociation «de fait» les conditions de lassociation «de droit». En acceptant de la société ses bénéfices et ses charges, les acteurs sociaux se mettent dans la position dun «quasi-contrat» (celui-ci, moins abstrait que le contrat social de Rousseau) : en bref, chacun de nous profite dès sa naissance des avantages de la société et du legs des générations antérieures, si bien que nous devons apporter à la collectivité et aux générations futures l'équivalent de ce que nous avons reçu individuellement grâce à l'effort de tous ; par cette dette, notre participation au bien collectif s'inscrit dans l'espace et dans le temps. Et puisque les échanges se mondialisent, Bourgeois en appelle à une conscience commune au-delà des frontières.
La doctrine de Bourgeois nest pas absolument originale : proche de celle de Fouillée (qui utilise déjà la notion de «quasi-contrat»), elle puise en partie chez Pierre Leroux (qui sappuyait sur la formule de Térence : «Rien de ce qui est humain ne mest étranger»), chez Auguste Comte (qui distinguait la «solidarité» et la «continuité», désormais refondues dans une notion commune), et relaie assez librement les découvertes de Pasteur, que Renouvier avait lui aussi méditées mais dont il avait, semble-t-il, tiré des conclusions moins optimistes (quen est-il des solutions sociales, sil faut soigner le mal par le mal ?). Mais ce qui rend la doctrine de Bourgeois particulièrement intéressante, cest quelle fut mise directement au service de projets réformistes. Le livre de S. Audier montre bien larticulation entre les principes et lhorizon de réalisation. Par exemple sagissant de la redistribution des richesses : la société est fondée à se tourner vers le citoyen fortuné pour lui démontrer quil ne sacquittera pas de sa dette tant quil restera un privilégié. Notons que Bourgeois se sépare radicalement du socialisme autoritaire : cest de lassociation, notamment des mutuelles, des syndicats, des caisses de prévoyance, quil attend un progrès en matière de justice sociale. Lassociation est un pont entre lindividu et lEtat, lui-même appelé à assouplir ses mécanismes. Bourgeois nest donc pas étatiste. S. Audier rappelle également que les penseurs de la Troisième République ne correspondent pas à limage dun républicanisme strictement national. Bourgeois illustre bien la dimension cosmopolitique (au sens kantien) du socialisme républicain : il espère voir le droit international supplanter la logique de léquilibre des forces et, loin dêtre un utopiste ou un rêveur, il propose à la SDN de se doter dune force internationale, qui ne se concrétisera pas - en dépit des menaces totalitaires. Largument de la «solidarité» et du devoir de non-indifférence se trouve renforcé par le fait difficilement contestable - quau XXe siècle, aucun risque de conflit nest purement local.
S. Audier donne dans ce livre une interprétation très favorable au «solidarisme», quil présente comme une option crédible encore aujourdhui, face au néo-libéralisme. On peut en effet remarquer que la théorie patronale du risque, tant médiatisée de nos jours, «néglige les conditions de protection requises pour que chacun puisse prendre des risques» (p.114). Quant à la fuite des capitaux, on peut supposer quun tel problème trouverait, comme beaucoup dautres, un début de solution dans le cadre dune harmonisation internationale du droit du travail et des régimes fiscaux suivant la voie tracée par Bourgeois. On repère dailleurs des échos du solidarisme dans certaines théories contemporaines (la «société mondiale du risque» dUlrich Beck et la «démocratie cosmopolitique» de David Held), ainsi que dans les projets de solidarité planétaire en matière écologique et économique, où lon peut dire que cette philosophie revient en force. La réhabilitation de Bourgeois saccompagne toutefois dune importante réserve. Rien nest plus étranger à Bourgeois que la lutte des classes. Soit, mais Bourgeois va très loin puisquil sappuie sur une théorie du consensus qui conduit à rejeter toute conflictualité et à redouter les luttes sociales comme des formes de guerre civile. S. Audier tend au contraire à soutenir lidée (qui remonte à Machiavel) selon laquelle le conflit démocratique est un des moteurs de la vie politique.
On pouvait cependant adopter un point de vue nettement plus critique, en reprenant à zéro la notion de «justice sociale» qui est évidemment la pierre angulaire de toute politique solidariste. En bref, comment évaluer ce que chacun doit à la société ? Ou encore ce que la société doit à chacun ? Que veut dire «être privilégié» ? Pour les ultralibéraux, focalisés sur le modèle du «self made man», il ny a pas de débiteur, il ny a que des libertés en concurrence, de sorte quon considère comme justement acquis ce qui résulte des choix individuels opérés dans un système initial non contraignant. Pour dautres, il y a bien une dette, mais elle nest pas calculable. Auguste Comte, qui avait posé cette question à laune de sa philosophie sociale (la «sociologie»), proposait un tout autre système : en un sens, tout est à tous, nous sommes des fonctionnaires de lhumanité et notre dette individuelle est incommensurable puisque nous avons reçu infiniment plus (des générations antérieures accumulées) que ce que nous pourrons rendre (à notre échelle) ; seulement, cest là un point de vue moral, qui certes est efficace pédagogiquement et socialement, mais qui sarticule à un programme économique très différent, puisque dans la cité positiviste la concentration des capitaux et les inégalités de revenus sont nécessaires et légitimes. Sera dit juste, ainsi, le système dans son ensemble (avec ses régulations internes), pourvu que les inégalités articulées produisent des résultats optimaux pour chacun. Ce que nous voudrions suggérer à travers cette confrontation, cest le caractère problématique (de plus en plus problématique de nos jours
) dun système redistributif obtenu par transposition dun schéma moral interindividuel.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 18/01/2008 ) Imprimer
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