| Philippe Artières Sylvain Venayre Dominique Kalifa Anne-Emmanuelle Demartini Stéphane Michonneau Le Dossier Bertrand - Jeux d'histoire Manuella Editions 2008 / 20 € - 131 ffr. ISBN : 978-2-917217-01-6
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Il était une fois cinq historiens qui se dirent : «Travaillons ensemble, et voyons ce qui en sortira». Alors, ils allèrent au marché acheter une existence, sous la forme dun beau dossier darchives, puis, après lecture, soccupèrent de la reconstituer. Lexistence en question, sous la forme dun puzzle documentaire, était celle de Daniel Bertrand, un directeur de banque né en 1869 et engagé dans une mauvaise affaire judiciaire
Nos cinq historiens, qui avaient lesprit ludique et primesautier, se dirent : «lisons chacun le dossier, reconstituons à notre guise cette histoire, et comparons enfin»
Ce qui fut fait, et publié
et certains étaient même déjà mariés et avaient déjà beaucoup denfants. En tous les cas, le loup ne les dévora pas !
Existe-t-il un syndrome Pinagot chez les historiens, à savoir la pulsion consciente de vouloir donner vie, via une liasse darchives, à un anonyme, lun de ces individus dont la «grande» histoire na pas retenu le nom mais qui, humblement, aura existé ? Pinagot, cest, on le rappelle, le héros dAlain Corbin, un villageois hypothétique du XIXe siècle créé par un jeu habile de reconstruction historienne
mais un jeu en solitaire. Avec Bertrand, on change vaguement les règles : le jeu réside dans la confrontation de cinq regards universitaires (Philippes Artières, Anne-Emmanuelle Demartini, Dominique Kalifa, Stéphane Michonneau, Sylvain Venayre) sur un personnage cette fois réel, mais à lépaisseur banale et donc des interprétations. Partant dun même fond documentaire (74 pièces, allant de 1859 à 1944), les cinq historiens se passent le relais, dans un jeu méthodologique aux règles simples, afin de traiter le dossier. Il en ressort des contradictions (qui ne sont pas toutes notées en fin de volume, telle les diverses attributions de quelques vers recopiés par Bertrand), mais également des curiosités propres (des attentes historiographiques, dirons nous) en fonction du champ détude de chacun (dans les limites de la sociabilité universitaire : tous sont des spécialistes dhistoire culturelle, déjà formés à certaines problématiques).
Lexercice se veut didactique et doit éclairer des pratiques, des méthodes, des curiosités, des cultures propres à chaque historien, comme un éloge de lindividualisme scientifique. Lenjeu reconstituer la vie et les soucis judiciaires de Mr Bertrand est presque accessoire et les vrais héros sont, faut-il le préciser, les enquêteurs, ainsi peut-être que ce dossier darchives, passé du statut dencombrant à celui de jouet !
Le résultat est effectivement plaisant, ludique et parfaitement inclassable : le ton est mi érudit et universitaire, mi ironique, et lon sent bien que cest laspect ludique de la démonstration qui prime. Chacun suit une piste en fonction de ses intérêts particuliers (la banque, la bourgeoisie et ses codes, la famille et ses rigidités
) et, par lassemblage des pièces, restaure laffaire Bertrand. Bref, un jeu de construction, ou de reconstruction, au risque dun «procès de lhistorien», devenu expert (en histoire contemporaine) et confronté non à une énigme, mais à sa propre subjectivité de chercheur. Du reste, les participants se sont également interrogés sur le statut de larchive même et son traitement dans une mise en abîme bienvenue. Au final, un ouvrage original, un jeu de piste pour le lecteur, dans une présentation de belle qualité (papier, inserts graphiques
) et un exercice de style rafraîchissant, qui séduira dabord les historiens (eh !) mais sans doute aussi les amateurs dénigmes.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 16/07/2008 ) Imprimer | | |