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Un gigantesque tohu-bohu
August Strindberg   Correspondance - Tome 1 - (1858-1885)
Zulma 2009 /  22 € - 144.1 ffr. / 430 pages
ISBN : 978-2-84304-491-5
FORMAT : 12,5cm x 19cm

Traduction d'Elena Balzamo
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Nous n’avions pas lu une ligne du dramaturge suédois Strindberg (1849-1912) avant de découvrir cette Correspondance Tome I - 1858-1885. Et nous ne connaissions son nom que par l’admiration que lui voue un écrivain qu’on croirait son petit-fils de rythme et de transe : Marc-Édouard Nabe. En 1885, s’adressant au jeune écrivain Werner von Heidenstam, Strindberg trace comme son contre-portrait : «[…] ton esprit : encore si frais, si dispos, si reposé, si bien entretenu !» (p.381) Strindberg, quant à lui, est un diable illuminé, toujours malade et toujours pétant le feu, caracolant sans relâche, en écriture comme en politique, avec une inconséquence superbe et drôle, et sans oublier jamais de se lamenter de l’ingratitude et la bêtise du genre humain...

Le Strindberg qui s’offre à nous dans ces lettres se ramasse tout entier dans cette parole : «[…] je ne connais de repos que quand je me déplace» (p.324). Disons-le d’emblée: cette correspondance pâtit parfois de ses propres trépidations : le survoltage aussi a sa monotonie ! L’hystérie verbale, les déluges de points d’exclamation, peuvent-ils tenir lieu de style et de tempérament ? Reste que nous avons entre les mains d’ébouriffantes lettres, qui s’agitent et s’enroulent comme des bourrasques autour d’un djinn échappé d’on ne sait qu’elle lampe baroque et fracassée… Les lettres haletantes de l’étudiant Strindberg sont d’un zinzin absolu, d’un fêlé foutraque. Lucide, du reste : «[…] je songe à me mettre en prière : implorer le Seigneur de m’envoyer une douce folie, car ce serait le seul moyen de m’épargner la démence» (p.85). Puis, à sa future femme : «[…] soyez folle – il n’est pas donné à tout le monde de l’être, et parmi ceux qui possèdent cette heureuse capacité, il y en a peu qui osent s’en servir !» (p.109). Alors, ça gicle ! et ça babille, ça miaule, ça gémit en tous sens ; le jeune Strind lacère sa parole de tirets et de points d’exclamation, qui en piquent, autant qu’ils en domptent, l’ardeur délirante et douloureuse.

«Gigantesque soliloque», précise Elena Balzamo dans son introduction à cette première sélection de lettres (deux suivront). Disons plutôt : épilepsie verbale, logorrhée surnaturelle… Torrent impétueux d’effrois et de désirs ! Ça gicle en effet, et ça souffre, ça s’échauffe ! C’est un foutoir rayonnant de lumière saccadée… Strindberg halète, s’exaspère, s’endort, se fatigue, sanglote, rêve tout haut, admoneste, s’effondre, se redresse, interpelle, négocie, rudoie, se lamente, et repart en guerre ! «La joie n’a jamais été mon élément !» (p.131), déclare-t-il ; cependant, sa douleur et son doute se dissolvent dans le rythme trépidant, les embrouillaminis psychologiques et les envolées lyriques, pour ressurgir portés par des syncopes d’hésitations, de digressions, de contradictions – Strindberg faisant souvent volte-face dans la même lettre ! Et puis, nous sommes prévenus : «[…] ne prenez pas mes considérations décousues pour des articles de foi» (p.110).

Le torrent se tempère au sortir de l’université. L’allegro se fait moins furioso. Aux émois désespérés de la jeunesse succèdent les préoccupations, tantôt hautes et tantôt prosaïques, d’un écrivain reconnu et bientôt malmené. «L’ami Strind» est toutefois resté un gamin turbulent et combattif, capricieux et impétueux. Éprouvé par la rudesse de la vie étudiante, il porte son attention sur les doctrines sociales qui pointent leur nez en Suède. L’oppression l’afflige : «Ma douleur devient mille fois plus forte – je prends sur moi les souffrances de tous – je deviens une sorte de Christ – je deviens le représentant de l’humanité – ce n’est plus de la rancune que j’éprouve – c’est du courroux, comme celui de Moïse à une occasion que je ne me rappelle plus !» (p.112). Comme Tolstoï, notre martyr veut sauver le genre humain et détruire ce qui l’asservit : les institutions, «la classe supérieure». Strindberg se trouve alors écartelé entre les atavismes esthétiques qu’il abhorre et la révolte iconoclaste initiée par les Pissarev et autres Tchernychevksi, ces matérialistes russes de 1860 qui professaient que «Shakespeare ne vaut pas une paire de bottes». Le cerveau strindbergien se transforme en champ de bataille : l’Utile ou le Beau ? socialisme ou nihilisme ? pessimisme ou optimisme ? En politique comme en art – désormais inséparables –, Strindberg est agité d’élans et d’hésitations. De tendresse religieuse et de fureur annihilatrice. Ses efforts de réconciliation intime sont vains, caducs face aux appétits de destruction qu’il ressent contre la société : «Cet édifice de mensonges ne peut pas être démantelé en douceur, mais il s’écroulera le jour où l’on touchera à ses fondements, et pour ma part, je ne suis pas contre la dynamite en politique !» (p.178). Strindberg, au final, demeure insaisissable. «Trop radical pour les libéraux, trop libéral pour les conservateurs, je suis constamment en porte-à-faux !» (p.214)

L’écrivain selon Strindberg, ce n’est «pas celui qui s’occupe de la fiction, mais celui qui écrit pour faire connaître ce qu’il n’a pas le droit de dire !» (p.163). Contre l’art, qu’il rêverait, à la suite d’un Pissarev, de fracasser, la critique est bien difficile : le Beau le travaille encore… «Ah ! cette infecte Esthétique – et l’Art, ce maudit !» (p.258) Strindberg déteste l’Art, et il le hait d’autant plus qu’il échoue à le congédier… C’est que sa plume, capricieuse, se dérobe à sa volonté : «ce satané goût du beau reste chevillé au corps, comme la pulsion sexuelle !» (p.310). Et que dire des «remontées de vapeurs romantiques» (p.357) mêlées aux «relents de l’ancienne foi chrétienne» (p.260) ? On voudrait ramasser la boue à pleines mains, mais c’est sans compter les visions ! «Te rends-tu compte, Lie : j’ai découvert que je ne suis pas un auteur réaliste ! C’est quand j’hallucine que j’écris le mieux !» (p.305).

Dans les années 1880 s’ouvre une période de combats, de voyages, d’exil, marquée par un procès pour blasphème. La souffrance, à nouveau ! Cependant elle nourrit, et revigore : «Doux Jésus, la raclée que j’ai reçue ! Ah, ces coups ! Mais c’est bon pour la santé ! Les idées se bousculent au risque de faire exploser la vessie : les tonneaux d’immondices qu’on a déversés sur moi, une vie entière ne suffirait pas à les décrire ! Lis mes poèmes dans la prochaine livraison de Dagens Krönika ! Cris de guerre de Peaux-Rouges contre coups de massues en vers !» (p.228). À l’attaque, donc ! Pourtant, l’ami Strind se brûle au feu de sa vibrante inconséquence, des ses vigoureux désordres. Dans une lettre à l’écrivain norvégien Bjørnsjerne Bjørnson, Strindberg peint son esprit en «vieux nid de rats, où des miettes de l’ancienne foi chrétienne, des fragments de l’idolâtrie de l’art voisinent, pêle-mêle, avec des éclats du pessimisme, des bribes du négativisme général […]» (p.298). Puis : «Je suis tenté par tout : ascétisme, épicurisme, piétisme, pessimisme. J’ai des attaques de l’optimisme le plus déréglé, c’est comme si j’étais fendu en deux et que tout cela déferlait au dehors dans un gigantesque tohu-bohu !» (p.298) Et éventrant tout cela, les fantasmes de table rase, chantés à Werner von Heindenstam : «[…] avant tout : démolir ! Démolis tout, nom de nom ! Fais tomber le ciel, la Bible, l’art ! Que rien ne demeure debout !» (p.384).

On le voit, Strindberg, c’est une crise aigüe et incessante. Cette crise, dans quoi pourrait-elle bien se résoudre ? On le sait : dans le mysticisme. Au demeurant, on imagine mal un Strindberg, tel qu’apparaissant ici, se résoudre jamais vraiment dans quoi que ce soit. On n’éteint pas la pyrotechnie faite chair ! Les deux autres volumes de cette Correspondance diront, espérons-le, comment s’élança vers les séraphins cette belle cathédrale branlante, se riant des lois de la gravité, qu’est l’esprit d’August Strindberg.


Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 20/11/2009 )
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