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Histoire & Sciences sociales  ->  Témoignages et Sources Historiques  
 

Son peuple
Alfred Döblin   Voyage en Pologne
Flammarion 2011 /  24 € - 157.2 ffr. / 380 pages
ISBN : 978-2-08-124139-8
FORMAT : 14,8cm x 22cm

Traduction de Nicole Casanova
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Après le grand succès en librairie de la récente traduction française de Berlin Alexanderplatz, voici enfin, entièrement traduit par Nicole Casanova, Voyage en Pologne, accompagné de la postface très documentée de Heinz Graber, éminent spécialiste entre autres d’A. Döblin. Autant le premier titre, en fait postérieur puisqu’il date de 1929, donne un aperçu assez fidèle mais romancé du Berlin trouble des années 1925-1930, autant celui-ci revêt une réelle portée historique et politique sur la Pologne de 1924 (carte page 347) que l’auteur parcourt en train, alors que gronde l’antisémitisme derrière des frontières à peine recomposées. Rares sont les témoignages d’une telle richesse. 

En raison de motivations complexes, étant lui-même issu d’une famille juive non pratiquante émigrée de Pologne, Alfred Döblin, médecin à Berlin et écrivain érudit, tient à se rendre compte de visu du sort réservé aux populations juives et, à l’automne 1924, visite les villes où depuis le treizième siècle se concentrent la plupart de leurs communautés : Varsovie, Vilnius (alors polonaise), Lublin (jugée «laide et sale»), Lemberg (Lwów, actuelle Lviv ukrainienne), Drohobycz (en pleine zone pétrolifère dans le district de Lwów), Cracovie, Lodz (encore très allemande), Dantzig (Gdańsk)… toutes plus ou moins mutilées, déjà privées d’un grand nombre d’hommes par la guerre de 1914-1918. De ce voyage placé au carrefour de l’Histoire avec les petites histoires entendues ça et là et l’histoire personnelle, résultent l’engagement social et politique de l’auteur à l’égard de «son peuple» et aussi sa compassion christique révélée devant le retable de Veit Stoss (Basilique Sainte-Marie à Cracovie), à la source de sa paradoxale conversion au catholicisme en 1941.

Dans Voyage en Pologne, le narrateur s’exprime à la première personne, inusitée dans ses écrits précédents, pour commenter ses découvertes, analyser les mécanismes de pouvoir et dénoncer avec force la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme. Les marques d’injustice, de grande pauvreté et de souffrance dont il est le témoin oculaire le bouleversent. Partout, il est frappé par l’écart entre pauvres et nantis, la capitale et la province, l’Ouest et l’Est. Autant les plus grandes villes en voie de reconstruction sont opulentes et grouillent de vie, au rythme de leurs tramways récents, autant les autres restent en retrait. À la mentalité laïque et politisée des premières s’opposent les pesanteurs de la religion des autres tandis que, prémices de soviétisation, des églises sont détruites par ailleurs. Ici, dans un cimetière, se déroule une cérémonie du Grand Pardon, là, dans une synagogue, la prière chantée consacrée aux Morts. Devant la porte, des juifs communistes distribuent des tracts anticléricaux. Quel condensé des différentes tendances au sein d’un même groupe social ! En zone orientale, particulièrement cosmopolite comme Lwów, le voyageur assiste aux conflits d’emprise linguistique reconduits par les populations successives et superposées dans le même espace, unies cependant dans leur acharnement contre les juifs. Le sort marginal et misérable de ces derniers, privés de tout jusqu’à leur identité singulière, contraints à des trafics ou à des activités de survie dégradantes sinon à la mendicité, l’atteint autant que la haine dont sa propre nationalité fait l’objet.

Allemand de naissance et francophone à l’occasion, A. Döblin ne parle ni polonais ni russe, il a oublié les quelques mots de Yiddish et d’Hébreu appris dans son enfance et se heurte à une pléthore de langues d’autant plus étrangères que les guides et les interprètes occasionnels sont peu fiables. Aussi ne peut-il compter que sur lui-même pour tenter de comprendre la complexité des faits et leurs contradictions. Un peu à la manière du chercheur anthropologue ou du reporter immergé en milieu étranger, l’auteur privilégie l’observation attentive des actions et des interactions, les descriptions minutieuses des lieux, œuvres et immeubles, des gens et de leurs pratiques religieuses ou profanes. Il consulte les statistiques, les plans, les registres, les journaux aux colonnes censurées, interroge des tiers et lettrés du pays, multiplie la visite des lieux d’art, de science, de culture et de culte, usines et ateliers, fréquente les librairies, les théâtres, les salles de concert, le cinéma et autres espaces publics… Il déambule dans les rues, les places et les marchés.

La masse d’informations récoltées et prises en notes est impressionnante. Tout ce qui a trait à l’humain et à ses productions est matière à analyse sociologique et politique dont la rigueur étonne au côté de prises de position subjectives sinon passionnelles. C’est d’ailleurs dans cette ambiguïté dedans-dehors que réside un des principaux intérêts de cet ouvrage, écrit de façon parfois poétique, toujours très vivante, sous forme d’«images» rapides, presque «animées», truffées d’anecdotes savoureuses, de mots d’esprit ou de références d’une savante technicité. Ainsi rassemblés, ces documents constituent l’équivalent verbal d’une vaste photothèque qui, à une moindre échelle, évoque les monochromes d’Albert Kahn collectés de par le monde durant les mêmes années «pour témoigner» et appeler à la tolérance.

A. Döblin aussi a voulu témoigner et à sa mesure empêcher que le totalitarisme d’État contre lequel il s’insurgeait ne produise à nouveau ses irréparables méfaits. Hélas, nous ne pouvons toutefois pas lire aujourd’hui ces pages pleines de vie, d’humour et d’indignation sans penser avec émotion à l’écrasement ultérieur du ghetto de chacune des villes visitées, sans corréler leur nom à celui des camps de concentration et/ou d’extermination : Chelmno, Treblinka, Auschwitz, Belzec, Lublin-Majdanek, Sobibor, Izbica Lubelska, Stutthof… que les appels, entre autres, de Jan Karski (Cf. Mon témoignage devant le monde) en 1943 auprès de «l’homme le plus puissant du monde» n’ont pas davantage réussi à empêcher.


Monika Boekholt
( Mis en ligne le 19/07/2011 )
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