| Günter Grass Pelures d'oignon Seuil 2007 / 22.80 € - 149.34 ffr. / 464 pages ISBN : 978-2-02-093395-7 FORMAT : 15,0cm x 22,0cm
Traduction de Claude Porcell. Imprimer
Un an après sa publication en Allemagne, lautobiographie de Günter Grass nous parvient enfin en France. On se souvient du petit scandale largement relayé par les médias sur la jeunesse de lécrivain allemand dont on apprenait à 79 ans son passé de soldat engagé dans la Waffen SS. La polémique insistait bien évidemment sur les positions «gauchistes» que Grass a toujours défendues jusquici ainsi que ses nombreuses interventions critiques sur le passé nazi de son pays. Et là comme un choc, on apprenait que le génie allemand avait fricoté avec les nazis. Passé le bourrage de crâne médiatique, il fallait passer à la littérature, un an après, loin du bruit, en silence et lire ce grand auteur pour apprendre puis tenter de comprendre.
Tout dabord, il faut souligner que lon est dans une autobiographie, par opposition à des confessions ou à des mémoires qui, par définition, incluent lévolution politique dans lhistoire personnelle. Ici non, très peu déléments historiques viennent perturber le récit. Nous sommes dans une introspection, un retour de lauteur sur son premier quart de siècle, en particulier les années de formation 1939-1959 ; vingt années charnières décrites avec engouement, minutie, sincérité et simplicité. Né en 1927, la guerre vient percuter assez tôt les idéaux du jeune homme et la propagande nazie sempare assez aisément de lesprit fougueux et cultivé de ladolescent curieux. Il avoue avoir été très tôt en admiration devant limage du nouvel homme véhiculée par les nazis dans leur propagande.
Deux grandes parties structurent le livre. La période de guerre et le temps de paix. La guerre européenne telle que le jeune homme la perçoit, son engagement puis les périodes de combats et dexposition. Puis le temps de la paix où le jeune Günter, libéré, va pouvoir se lancer dans la vie, loin des souvenirs de guerre.
Comme le soulignait souvent Montherlant, en temps de guerre, lhomme est sujet à vivre des choses ultimes, oubliant son quotidien banal, où il est amené à faire des choix héroïques et problématiques. Durant la paix civile, la banalité reprend ses droits. On peut rester sceptique devant une théorie aussi provocatrice ; nempêche que cest un peu cela qui ressort à la lecture de louvrage. Les passages concernant la guerre sont évoqués avec un brio littéraire et une narration dense qui replongent le lecteur dans la peur, lincompréhension, la stupidité et la violence des combats. En revanche, les années suivant la fin de la guerre sont souvent traitées de manière anecdotique. Ses différents métiers douvrier minier puis de sculpteur de pierre, sils tranchent avec sa future carrière décrivain, rompent dautant plus avec ces cinq années de guerre et de captivité tant on perd un peu le fil de ses démêlés. Ce livre, de par sa double intention, mérite tout de même lecture.
Car lon attend lauteur au tournent maintenant que lon a appris son engagement dans la 10ème Panzerdivision SS Frundsberg des Waffen SS en octobre 1944... Grass se justifie, sinterroge, du moins questionne le jeune adolescent quil était en 1944-1945 pour tenter de comprendre ce geste à présent incompréhensible, linvectivant à la troisième personne, comme pour mieux imprégner dans ces pages la distance qui les sépare, voire lextrême différence qui règne entre eux, faisant du jeune Günter un personnage autonome et différent du vieux Grass. Le sage interroge donc lenfant sur ses décisions passées dont celle qui le poussa à sengager dans larmée allemande. La technique est habile, les évocations, pertinentes mais il survole plus quil ne rentre précisément dans la conscience de ladolescent. Il y a aussi une raison à cela, loubli de ces années enfouies dans un autre monde. En fait, Günter Grass se contente de décrire les faits, sans trop les commenter. Et lorsquil le fait, lellipse est de rigueur, du moins la concision : «Assez déchappatoires. Et pourtant jai refusé pendant des décennies de mavouer le mot et le double caractère. Ce que javais accepté avec la stupide fierté de ma jeunesse, je voulais après la guerre, le cacher à mes propres yeux car la honte revenait sans cesse. Mais le fardeau est resté, et personne na pu lalléger» (p.108).
Lidée nest pas de faire un procès au prix Nobel de littérature puisque ces commentaires sinscrivent pleinement dans lentreprise littéraire et autobiographique quil résume sous le titre Pelures doignon. Il sexplique sur le titre : «Sous la première peau, qui produit encore un crissement sec, se trouve la suivante, laquelle, à peine détachée, en libère une autre, humide, sous laquelle attendent et chuchotent la quatrième, la cinquième. Et chacune de celles qui viennent sue des mots trop longtemps évités, des signes tarabiscotés aussi, comme si quelque faiseur de mystères avait voulu depuis sa jeunesse, à lépoque où loignon ne faisait encore que germer, senvelopper dun chiffre. (
) Loignon a beaucoup de pelures. Il est au pluriel. A peine pelé, il se renouvelle. Haché, il fait pleurer. Ce nest que quand on le pèle quil dit la vérité. Ce qui fut avant et après la fin de mon enfance, qui frappe à la porte des faits et sest déroulé de manière plus funeste quon ne laurait voulu veut être raconté tantôt comme ceci, tantôt comme cela, et pousse à des histoires mensongères» (p.11).
Pudeur et densité se mêlent donc dans cette entreprise de connaissance et de compréhension de soi, et quoi de mieux que la littérature pour tenter daboutir à cette vérité. Dautres sont passés par là, pourquoi pas Günter Grass ? Et lon voit comment lauteur allemand sest servi dépisodes cruciaux pour élaborer la trame de ses nombreux romans. Cette biographie peut donc permettre de recoller les morceaux et de cerner la construction romanesque, elle-même puisée dans le réel de la vie de lintellectuel. Dailleurs Grass ne se trompe pas. Dans ses romans, le personnage a devant lui de multiples possibilités : rencontres, amour, aventures, abandon, échec selon la volonté de lauteur conscient de ses libertés. Dans une biographie, il ny a quun chemin, celui vécu, et que lon ne pourra en rien modifier. Le silence, la frustration, la solitude, langoisse et la mort sont de la partie, même sils ont été difficiles à intégrer.
Car Grass fait penser de par son écriture très variée, jonglant entre le style populaire et le style élevé, et sa façon de dévorer la vie à pleines dents, à Gargantua. Dailleurs il évoque ces trois faims derrière lesquelles il a couru toute sa vie : La nourriture qui manquait en temps de guerre, la disette comme on dit ; la frustration et le désir sexuel infernal ; et enfin, lenvie quasi bestiale de créer. Trois faims largement commentées dans cette uvre, subitement transformées en vertus pour les trois domaines concernés : Grass le cuisinier sympathique qui se met au fourneau pour accueillir ses amis à manger, lhomme qui aimait les femmes, enfin Grass lécrivain, le grand écrivain.
La métaphore de loignon parcourt lensemble du livre. On aime souvent le goût de cette plante qui relève la saveur des aliments quelle accompagne mais on laisse le soin aux autres de la découper de peur de pleurer pour un rien. Grass, lui, plonge au cur de loignon pour en faire sortir des secrets parfois enfouis mais dont larôme rend à la littérature toute sa dimension et son incroyable intérêt.
A lheure des fausses polémiques, sur lhistoire dun homme et le genre dun livre, les génies les détruisent en écrivant. A 80 ans, Grass a décidé de rendre compte des années de formation dun écrivain. Il stoppe son récit au moment où il entreprend la rédaction du Tambour. Espérons quil sattarde en ce moment même sur la deuxième et longue partie de sa vie.
Jean-Laurent Glémin ( Mis en ligne le 07/12/2007 ) Imprimer | | |