| anonyme Une femme à Berlin - Journal. 20 avril-22 juin 1945 Gallimard - Folio 2008 / 7.40 € - 48.47 ffr. / 393 pages ISBN : 978-2-07-034949-4 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Éditions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
Il est des livres qui vous posent une foule de questions, du fait même de leur existence, et du fait de leur contenu. Tel est le cas de Une femme à Berlin, journal anonyme tenu entre avril et juin 1945, publié en France en 2006 (rééd. en poche chez Folio, 2008).
Des questions du fait de lexistence même du livre : parce quon ne peut pas être à laise avec un livre écrit dans une cave, un livre qui nest pas de la fiction, une femme qui a fait le choix de sisoler des angoisses qui lentouraient pour jeter son point de vue sur des pages. Le geste même pose des questions à son lecteur, placé en position de complice de ce «splendide isolement» (même sil nest que sporadique, lauteur étant aussi investie dans des processus dentraide à divers moments), de son égoïsme peut-être (mais est-ce de légoïsme, ou une suprême générosité à légard de lhumanité ?). De complice, et de voyeur. Pas seulement voyeur de la souffrance (ne versons pas dans le misérabilisme) mais voyeur de lexistence des autres, tout simplement, sans le «filtre» de la fiction. Lexistence du livre pose des questions au regard de ses conditions décriture. Au regard de ses conditions de réception aussi. Il tombe à la mauvaise époque, peut-être la pire dailleurs. Celle, où, pour des raisons idéologiques, le sacrifice de lArmée rouge soviétique est en permanence sous évalué en Europe, voire dénigré, tandis que les pays baltes dressent des statues aux divisions SS. Comment justifier alors la lecture dun livre sur la chute de Berlin, écrit par une femme, qui évoquera donc nécessairement les exactions de cette même armée ?
Sans doute lauteur anonyme du livre, même si elle navait pas lintention de publier ces pages, était-elle consciente des obstacles moraux et idéologiques qui pourraient pervertir son intention profonde, et délégitimer, à différentes époques et par divers facteurs, les raisons-mêmes de son existence (même si son cercle de lecteurs devait se limiter à trois ou quatre personnes). Elle savait nécessairement quelle devait relever ce défi, et quelle ne pourrait le faire que par un surplus dintelligence.
Ce qui fait la grandeur de ce livre, cest quil gagne son pari, sur toute la ligne. Il affronte la situation la pire, avec la finesse la plus grande, avec une froideur de ton, une sobriété, une force, qui font honneur à notre espèce, et, disons le, qui font honneur à la féminité. Louvrage est si juste, si implacable, si intense, quon ne peut manquer de sinterroger sur la source profonde de tant de pertinence. Une expérience singulière, une heureuse disposition dun corps (puisque tout passe par-là dans lécriture), peut-être aussi la richesse dune culture allemande qui, même enivrée de nazisme, et même au seuil de sa plus grande catastrophe, jette ses derniers cris, les plus sublimes, à travers la main de cette femme dans une cave, puis dans lappartement dévasté de ses voisins, ouvert à toutes les incursions.
On songe à Nord de Céline, à cause du cataclysme quil décrit. Exactement le même. Et pourtant cela na rien à voir. Cest plus concret, peut-être parce que plus féminin, et donc plus juste. Il y est toujours question dachat de pommes-de-terre, de salles bains quon nettoie. Ce ne sont pas les propos dun écrivain qui défend une posture, qui met un style, déjà bien rôdé, à lépreuve dune réalité, comme le fait Céline. Cest une écriture qui na pas le temps de chercher sa posture. Une écriture sous lempire des faits, une écriture qui leur reste attachée sans pour autant en être esclave. Car dun bout à lautre il sagit dune écriture contre la servitude, sous toutes ses formes, y compris la servitude à légard des émotions et des passions.
On sétonne parfois de voir mobilisées au service de cette entreprise des considérations sur la nature humaine chargées danalogies avec le règne animal. Des considérations qui auraient été diabolisées en France aux grandes heures du structuralisme (de ce point de vue là, il est heureux que lauteur du livre, qui eut trop dennuis lors de sa première publication en 1957, ait exigé quon attende son décès - en 2001 - pour sa réédition). Il sagit là sans doute des bienfaits de la première vulgarisation des études darwiniennes et de léthologie animale (Lorenz est le contemporain de ces textes), vulgarisation pervertie par lhitlérisme, mais qui déjà permettait au regard dune femme lucide de ne pas polluer son témoignage avec des considérations spiritualistes ou chrétiennes qui, en diminuant sa pertinence, auraient nui à sa liberté.
Aujourdhui on parle de froideur, de cynisme dans ce récit. Cest une erreur. Il ne sagit que dexactitude. Et lexactitude se paie dune mise à distance permanente, laquelle fait justement ressentir, par son mouvement-même, latroce proximité de tout ce qui est décrit, tout en le rendant supportable.
Ainsi donc cest une histoire de caves sous les bombardements, comme à Belgrade en 1999, comme à Bilbao en 1937, au Vietnam en 1967, comme en tant de villes depuis un siècle, surtout pendant la Seconde Guerre mondiale. Cest une histoire bien connue de survie dune humanité dans des situations extrêmes. Humanité réduite à sa plus simple expression, à son animalité égoïste. Et qui pourtant, même là, reste marquée par ses caractéristiques sociales, sa culture la discipline germanique par exemple.
Cest une histoire de confrontation avec lAutre, le «Grand Autre» pourrait-on dire dans un ricanement antilacanien, car lAutre est grand, cest un moujik russe, qui pue lalcool et le cheval. Il mesure souvent une tête de plus que ces femmes allemandes quil viole, et il pèse un quintal. Un moujik pluriel et pourtant toujours un peu le même à lheure de se frayer un passage dans les sous-vêtements déchirés. Néanmoins, lAutre nest pas celui avec lequel nul dialogue nest possible, au contraire. En partie parce que lauteur a des connaissances rudimentaires de russe, qui vont bien vite faire d'elle l'interprète du quartier, la passeuse. On peut envisager des stratégies de séduction avec lui, pour légarer, ou pour le mettre à son service contre d«autres Autres», si lon peut dire. Chez lui aussi, au cur de son animalité, transparaissent les traces de son vécu social, avec diverses nuances : celui-ci est un paysan directeur dune coopérative de lait, celui-là un instituteur subtil avec qui on peut parler de marxisme. A mesure dailleurs que se noue léchange au fil des étreintes forcées, la narratrice parvient à esquisser une psychologie fine de cette armée populaire, ces paysans imprévisibles, plus divers quil ny paraît, qui naiment pas monter les escaliers parce que leurs maisons en Russie sont de plain-pied (les femmes allemandes ne découvrent que trop tard que celles qui habitaient aux étages sont épargnées par les viols à répétition), qui sextasient devant les bébés et les petits enfants (alors que les SS, en Russie, les massacraient).
A travers ce témoignage, le lecteur masculin ne peut manquer de retrouver quelque chose dun éternel féminin quil naime jamais voir : un instinct de manipulation lorsque la survie est en jeu, ainsi même quun certain mépris pour le genre masculin (lorsque lauteur avoue par exemple que déjà au collège les filles ne parlaient des garçons quavec condescendance), qui transcendent peut-être le contexte très particulier de la guerre.
Ce livre est aussi une contribution importante à lhistoire du viol comme on létudie dans les UFR de gender studies
Il aborde le sujet dans toutes ses dimensions les plus universelles : la peur, le sentiment de souillure, la négation de la subjectivité, la crainte de la grossesse et des maladies vénériennes ; mais aussi dans toutes ses particularités historiques : notamment le fait que, dans un contexte où aussi bien les Allemands que les Russes hiérarchisent les civilisations (entre les «vieilles», raffinées mais «décadentes» dEurope, et les «jeunes» comme la Russie), les femmes allemandes, élégantes, parfumées, sont toujours «supérieures» à leurs nouveaux maîtres. Parmi ces caractéristiques, le fait que le viol soit devenu à cette époque un fait social majoritaire au milieu des autres crimes, et donc presque une norme.
Lauteur aborde cet aspect avec beaucoup de nuances quand elle évoque le viol des vierges (pp.226-227): «Je regarde la fille de seize ans, la seule jusquici dont je sais quelle a perdu sa virginité avec des Russes. Elle a toujours le même visage stupide et content de soi. Jessaie de me représenter ce que ce serait si javais vécu ça pour la première fois de cette manière-là. Je me freine dans mes pensées, car, pour moi, cest impensable. Une chose est claire : si un tel viol avait été perpétré sur la fille en temps de paix, par un quelconque maraudeur, on aurait eu droit à tout le saint tremblement habituel, des annonces, les procès-verbaux, les auditions, et même les arrestations et les confrontations, les articles de journaux et tout le tralala chez les voisins
et la fille aurait réagi différemment, et aurait subi un tout autre choc. Mais ici, il sagit dune expérience collective, connue davance, tellement redoutée davance
De quelque chose qui frappait les femmes à gauche, à droite et à côté, et qui, dune certaine manière, faisait partie de tout un contexte. Cette forme collective de viol massif est aussi surmontée de manière collective. Chaque femme aide lautre en en parlant, dit ce quelle a sur le cur, donne à lautre loccasion de dire à son tour ce quelle a sur le cur, de cracher le sale morceau. Ce qui nempêche évidemment pas certaines natures, plus fines que cette vraie petite chipie berlinoise, puissent sen trouver brisées à tout jamais ou garder des séquelles pour la vie».
Ce livre écrit partiellement en sténo, qui aurait pu valoir à son auteur lexécution immédiate en 1945, et lui causa quelques ennuis à sa publication en 1957, a rempli, dans les conditions les plus dures qui soient, la fonction la plus noble de la littérature : celle de témoigner dun vécu, dun univers social, dune catastrophe, et dune intelligence. Il figure à ce titre parmi les réalisations les plus nobles dont lêtre humain soit capable.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 07/10/2008 ) Imprimer | | |