|
Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
| Paul Krugman L'Amérique dérape Flammarion 2004 / 21 € - 137.55 ffr. / 493 pages ISBN : 2-08-210332-3 FORMAT : 16x24 cm
Lauteur du compte rendu : Agrégé dhistoire et titulaire dun DESS détudes stratégiques, Antoine Picardat a été chargé de cours à lInstitut catholique de Paris et analyste de politique internationale au Ministère de la Défense. Il est actuellement ATER à lIEP de Lille. Imprimer
Il paraît que George Bush nest pas du genre à flâner dans les librairies. Et certainement pas dans les librairies françaises. Cest dommage pour lui, parce quil manque parfois loccasion de bien rire. Par exemple, en voyant le bandeau qui vante le livre de Paul Krugman : «Lhomme qui empêche Bush de dormir.» Tous les témoignages concordent (voir par exemple, Richard Clark, Contre tous les ennemis, Albin Michel, 2004) : George Bush ne lit pas, il se couche tôt et ne se fait du souci que pour son ranch ou pour les performances des équipes texanes de base-ball ou de football américain. Alors autant dire quil ignore sans doute lexistence de Paul Krugman et de ses articles, même sil a peut-être entendu parler du journal dans lequel ils sont publiés, le New York Times. Et puis, après sa réélection somme toute
confortable du 2 novembre dernier, plus rien de lempêche de dormir. Même pas Oussama Ben Laden qui court toujours
En fait, si Paul Krugman empêche quelquun de dormir, cest plutôt ses lecteurs ! Ce professeur déconomie à Princeton, spécialiste des crises
financières, dont certains parlent comme dun possible prix Nobel, tient depuis janvier 2000 une chronique bi-hebdomadaire dans ledit journal. Ce livre rassemble 125 de ses articles, dune longueur de deux à trois pages chacun. Il y développe une thèse effrayante. Selon lui, les Etats-Unis sont victimes dune entreprise de destruction systématique de quelques-uns des fondements de leur système politique, économique et social. Cette destruction est conduite par une droite ultra réactionnaire, emmenée par des religieux fanatiques et des tenants du capitalisme le plus sauvage. LAdministration Bush en est lincarnation, mais elle nen constitue quune partie. Il estime que cette droite est une force révolutionnaire, cest-à-dire que son objectif est de balayer le système existant, système auquel elle nie toute légitimité. Par conséquent, tous les coups sont permis pour conquérir le pouvoir, le conserver et mettre en uvre le projet révolutionnaire : mensonges, menaces, chantage,
copinage, mainmise sur tous les leviers de commandement, etc. Il aurait pu ajouter trucage des résultats des élections dans certains États disputés
Pour parvenir à ses fins, elle compte sur lincrédulité du public américain. Les gens raisonnables, ceux qui respectent les règles, ont souvent du mal à croire que dautres cherchent tout simplement à les piétiner. Ils se disent quil est impossible quune force politique ou que des patrons se comportent dune manière aussi effroyablement cynique. Pour ce qui est de la presse américaine, Paul Krugman ne se fait guère dillusion sur sa possibilité dalerter lopinion publique. Dune part, les journalistes nagent souvent dans le même marigot que les hommes politiques et les lobbyistes : ils ont tous besoin les uns des autres et donc se ménagent. Dautre part, lhabitude de vouloir toujours adopter un ton neutre et détaché, le refus denvisager que les objectifs poursuivis puissent être différents de ceux annoncés, font que cette presse, souvent regardée de létranger comme un modèle dindépendance et de compétence, ne saurait être un contre-pouvoir face à une force révolutionnaire qui se moque de toutes les règles de la démocratie américaine.
Le livre est organisé en cinq parties et 18 chapitres thématiques. La plupart des articles traitent de questions économiques : budget, finances, bourse, entreprises. Noublions pas que Krugman est économiste. Mais très vite, la politique, cest-à-dire les objectifs, les choix, les moyens mis en uvre, surgissent. Les forces profondes de léconomie ne sont pas autonomes, elles dépendent du politique.
Les centaines de milliards de dollars de réductions dimpôts offerts aux contribuables les plus riches, la destruction accélérée du système de retraites, le démantèlement progressif de lÉtat, laffaire Enron, la bulle boursière du tournant du siècle, les cadeaux faits aux entreprises de défense acoquinées avec lAdministration Bush, le 11 septembre, la guerre en Irak : la liste est longue des thèmes qui reviennent ainsi article après article. On croise au passage linénarrable Frank Carlucci. Ce copain de fac de Donald Rumsfeld semble tout droit sorti dun film de Martin Scorcese sur la Mafia. Cest le patron de Carlyle, vous savez, cette entreprise qui compte George Bush père, John Major et une partie de la tribu Ben Laden dans son conseil dadministration!... Carlyle à qui le Pentagone passe régulièrement des commandes mirobolantes. Un exemple parmi dautres de ce capitalisme entre copains où les affaires consistent à faire main-basse sur largent public
Aucun obstacle ne doit arrêter la droite dans son entreprise. Le 11 septembre na pas modifié son programme ou sa détermination. Au contraire, comme nimporte quelle autre occasion ou circonstance, elle la exploité sans le moindre scrupule, en y trouvant des prétextes pour durcir sa politique et des arguments pour faire taire ses détracteurs. On peut dailleurs remarquer que plusieurs des constats faits par lauteur sappliquent à dautres pays quaux Etats-Unis. Une démocratie qui se transforme de plus en plus en oligarchie ? Une école qui ne parvient plus à remplir sa fonction dascenseur social ? Une presse qui pense plus à se tailler une part du pouvoir quà être un contre-pouvoir et une force critique ? Nul besoin de regarder très loin pour rencontrer les mêmes tares
Mais au total, que penser de cette charge violente ? Paul Krugman exagère-t-il ? Si ses critiques semblent, prises séparément, toutes valables, peut-être se trompe-t-il dans son analyse densemble. Mais il est à craindre que non ! Cest bien à un retour à lAmérique des années 20, celle davant le New deal et ce quelle considère comme une tragique dérive étatiste et réglementariste, que rêve cette droite révolutionnaire. Une Amérique douce aux riches et dure aux autres, une Amérique brutale et arrogante, une Amérique dirigée par une oligarchie corrompue, nayant dautre objectif que celui de sa reconduction au pouvoir. Le soutien très net que les électeurs Américains ont apporté à George Bush le 2 novembre dernier est à ce titre très inquiétant. Cette droite révolutionnaire nest pas en train de réussir un coup dÉtat, mais elle sinstalle aux affaires, sans doute pour longtemps, parce quelle
reflète les valeurs dune partie du pays.
En ce sens, le livre de Paul Krugman nest pas, comme on pouvait lespérer lorsquil est paru, l'histoire de quatre années lamentables, mais un essai sur lavenir des Etats-Unis.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 24/12/2004 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Tous aux abris ! de Michael Moore Dominer le monde ou sauver la planète ? de Noam Chomsky Les Etats-Unis d'aujourd'hui de André Kaspi | | |
|
|
|
|