|
Histoire & Sciences sociales -> Géopolitique |
| |
Vers la privatisation de la guerre ? | | | Philippe Chapleau Sociétés militaires privées - Enquête sur les soldats sans armées Le Rocher 2005 / 22.90 € - 150 ffr. / 310 pages ISBN : 2-268-05429-2 FORMAT : 15.x24 cm
L'auteur du compte rendu : Agrégé dhistoire et titulaire dun DESS détudes stratégiques (Paris XIII), Antoine Picardat est professeur en lycée et maître de conférences à lInstitut dEtudes Politiques de Paris. Ancien chargé de cours à lInstitut catholique de Paris, à luniversité de Marne la Vallée et ATER en histoire à lIEP de Lille, il a également été analyste de politique internationale au ministère de la Défense. Imprimer
Les guerres menées par les Etats-Unis au Koweït, en Afghanistan ou en Iraq depuis une quinzaine dannées ont mis en évidence limportance de ce que lon a baptisé «Révolution dans les affaires militaires». On peut en résumer la nature en disant que, désormais, la technologie est devenue un élément déterminant de la puissance militaire. Électronique, informatique, connaissance du champ de bataille grâce aux drones et aux satellites, instantanéité des transmissions, armes précises, voire intelligentes (sic), sont les clés de cette révolution.
La guerre et loccupation de lIraq ont aussi révélé une autre révolution, plus discrète, moins télégénique, mais sans doute plus profonde et beaucoup plus importante dans ses implications. Il sagit de la privatisation de la guerre : les États confient une partie croissante de lactivité militaire et guerrière à des sociétés privées. Sociétés militaires privées. Enquête sur les soldats sans armée fait un état des lieux de cette privatisation. Lauteur, Philippe Chapleau, est journaliste à Ouest-France et spécialiste des questions militaires. Son livre est passionnant. Il propose un panorama précis, documenté et réfléchi de la situation.
Des entreprises, allant de quelques dizaines demployés à plusieurs milliers offrent, notamment aux États, toute une gamme de services dans le domaine militaire, un peu à limage des condottieri de la Renaissance ou de Wallenstein pendant la guerre de Trente Ans. À côté du sempiternel conseil, de lentretien dinstallation, des travaux publics ou de la restauration, on y trouve des activités sentant beaucoup plus le treillis : maintenance de matériel militaire, transport, protection rapprochée, surveillance de sites, et même combat. Dans les faits, il sagit toujours de mercenaires, mais fini les temps des «Affreux» qui écumaient des coins dAfrique au gré des décolonisations et des coups tordus. Ils sont bien vieux aujourdhui et ont pris leur retraite. Place désormais à de respectables sociétés, gérées avec rigueur et professionnalisme, ayant pignon sur rue et leurs entrées dans les ministères. Elles sont généralement dirigées par danciens militaires, souvent des hauts-gradés, et emploient danciens militaires, dont beaucoup viennent des forces spéciales et autres unités délite. Cest une affaire qui marche : le chiffre daffaire des sociétés militaires privées (les SMP) est estimé à une centaine de milliards de dollars par an !
Pourquoi ? Pourquoi les États recourent-ils à des SMP pour faire une partie de ce quils faisaient jusquici ? Les raisons sont multiples. D'une part, la réduction des budgets militaires est sans doute la principale. Lexternalisation frappe ici comme elle a frappé ailleurs. Dautre part, les SMP ont la réputation dêtre plus souples, plus réactives que des armées permanentes, qui sont aussi des bureaucraties, avec tout ce que cela implique comme défauts et comme défauts ! Dailleurs, certains envisagent de recourir à des SMP pour accomplir des missions dinterposition ou de maintien de la paix pour le compte des Nations unies. Les événements de Sierra Léone ont montré que les mercenaires sud-africains ou britanniques étaient beaucoup plus efficaces et moins coûteux que des Casques bleus fidjiens ou jordaniens. Et puis en cas de pertes, on na pas à annoncer que des soldats-citoyens ou des engagés ont péri, cest à lentreprise de se débrouiller avec les familles des morts. Pas la peine dembêter le citoyen-téléspectateur avec ça. Surtout lorsquils sont tués dans des zones où larmée de leur pays na pas le droit de se rendre. Par exemple en Colombie, où des SMP américaines opèrent dans un grand flou artistique contre ou du côté des différentes guérillas. Cest un moyen classique pour des gouvernements de contourner des obstacles diplomatiques. Mais à présent, ils peuvent le faire en recourant à de véritables petites armées privées.
Dernier point, ce recours aux SMP permet de profiter, ou de faire profiter à ses amis et anciens collègues, du gâteau budgétaire, grâce à des contrats dont les conditions dattribution sont plutôt opaques, où les relations sont plus importantes que le respect de cahiers des charges en bonne et due forme. En témoignent les nombreuses affaires de favoritisme et des surfacturation qui impliquent la société Halliburton et ses filiales, et son ancien directeur et actuel vice-président des Etats-Unis, Dick Cheney.
Trois chapitres du livre de Philippe Chapleau décrivent donc la situation. Lun deux est consacré à la France où, pour le moment, les SMP occupent encore une place réduite dans lappareil de défense. Deux chapitres dressent létat des lieux aux Etats-Unis, paradis des SMP, et dans dautres pays davant-garde : Royaume Uni, Afrique du Sud ou Israël. Ce catalogue est un peu fastidieux et répétitif, mais il constitue un outil de travail précieux, bien complété par les listes et adresses internet fournies en annexe. Le chapitre conclusif propose une réflexion sur les conséquences et les dangers de cette révolution. Lauteur constate dabord quelle est inéluctable : hommes politiques, technocrates et entreprises y poussent pour des raisons diverses mais convergentes. Il estime cependant que cet abandon de la prérogative régalienne par excellence, faire la guerre et détenir le monopole de la violence légitime, doit être lobjet dun véritable débat démocratique et citoyen. Avec des accents républicains, au sens français, il en appelle à la prise de conscience de chacun et à la compréhension des risques quun abandon irréfléchi de souveraineté ferait courir à la démocratie, à la sécurité et par là, à la liberté dans le monde.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 27/07/2005 ) Imprimer | | |
|
|
|
|