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| Aron, Aristocrate de l’intelligence |
Dossier présenté par Thierry Leterre : historien des idées politiques, Thierry Leterre est professeur de science politique à l'université de Versailles-St-Quentin, après avoir été longtemps en poste à Sciences-Po Paris, où il demeure associé au CEVIPOF. Spécialiste du philosophe Alain, il consacre ses travaux au libéralisme ainsi qu'aux réseaux informatiques. Outre une vingtaine d'articles, il a publié plusieurs ouvrages dont La Gauche et la peur libérale (Presses de Sciences-Po, 2000) et La Raison politique, Alain et la démocratie (PUF, 2000). Imprimer
Entre tous, Aron eut la part de la noblesse ; il ne se souciait ni de faire peuple, ni de plaire à cette bourgeoisie du temps qui navait rien de bohême et se trouvait toujours stupéfaite de constater quune pensée sincère en arrive toujours à contredire les opinions établies et à se contester elle-même à la suite. Ni petit Tiers, ni grand Tiers donc. Et trop laïque dans sa conception de lhistoire pour être un clerc : le salut final au sein dune humanité réconciliée est bien présent chez Aron. Cest même la grande espérance. Elle doit orienter laction des hommes, mais ne peut constituer un but quon puisse fixer à la sarabande de la politique. Les clercs trahissent toujours soit quils envoient les autres au massacre soit quils sy mettent eux-mêmes et perdent de vue non seulement leurs purs idéaux, mais jusquà la simple morale. Quand la règle est le succès, chaque coup en vaut un autre, et il sagit parfois dun coup bas. Et nul ne saurait se promettre de ne pas frapper en-dessous de la ceinture sil le faut vraiment. Mais parfois il ne le faut pas tout simplement. Si Aron fut lun de ceux qui sopposa au scandale de la torture en Algérie, cétait par humanité et par patriotisme : quand on est français, on narrache pas les ongles à des prisonniers, on ne les électrocute pas, on ne frappe pas un homme attaché, voilà tout. Par lucidité aussi : dans une guerre perdue, il y a tout de même quelque chose sauver, cest lhonneur. Lhonneur collectif.
Aron ne nie pas pour autant que les guerres soient inhumaines ni même quelles soient le quotidien de lhistoire, history as usual, aime-t-il à répéter. Le tout est de ne pas croire quon a raison pour autant. Chamberlain constatait avec dépit, avant la Seconde Guerre mondiale, que Hitler nétait pas un gentleman ; mais ce nétait pas trop sportif de raser des villes peuplées de civils pour le faire plier, non plus. Quand encore on a le temps de la réflexion, qui nest pas toujours donné. Toutes ces leçons, et leur amertume, Aron na cessé de les rappeler, ou de les apprendre.
Aristocrate donc, un aristocrate de lintelligence
Aron, qui était né en 1905, et qui disparaît brutalement en 1983, appartient à une génération dhommes et de femmes qui a eu sous les yeux les événements les plus cruels et qui sest trouvé emportée par eux : deux guerres mondiales, le génocide des Juifs en Europe, la décolonisation avec ses guerres encore, lIndochine, et particulièrement terrible, lAlgérie puis le Viêtnam. Il avait aussi à rendre compte de la volonté de suprématie de systèmes politiques fondés explicitement sur une certaine forme de perversité revendiquée, active. Revendiquer la domination raciale ou la violence révolutionnaire pour principe, cest confondre des passions basses et criminelles et la nécessité dorganiser les sociétés. De massacres et de tyrans, lhistoire humaine en a peuplé la politique, partout et systématiquement. Mais le phénomène inédit auquel Aron sattacha est que ces massacres et ces tyrannies formaient système, et un système qui se prétendait à même de faire le bonheur de lhumanité ou de la race élue pour la remplacer. La grande blessure du 20e siècle naura pas tant été lampleur des désastres répétitifs, que la distance tragique entre des représentations collectives orientées vers la paix et la fraternité et la montée en puissance de systèmes dorganisation reposant sur la violence et la catastrophe comme mode de gestion des affaires politiques. Nul mieux quAron ne nous la montré.
Aristocrate, Aron ne létait pas seulement pas le style de sa pensée, mais dans la forme de ses attitudes aussi. Il avait cette grandeur de se garder de toute société des admirables et surtout de celles dont il aurait pu faire lui-même partie : quand tous rêvaient davoir été résistants, lui jugeait quelque peu vulgaire dinsister sur sa participation à la France libre. Alors quon se mettait à dénoncer la lâcheté de lEurope à légard du génocide des Juifs, Aron refusait dinsister sur sa propre conscience, préférant indiquer ce quil avait lui-même mis de côté au nom de lunité française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Reçu premier à une agrégation de philosophie ou Sartre était recalé, il refusa de poser en penseur. Ayant mené lune des plus brillantes carrières universitaires qui soit car Aron eut tous les honneurs, de lEcole normale au Collège de France, en passant par la Sorbonne et par pléthore de doctorats honoris causa il faisait cependant résipiscence sur la passion du journalisme qui lavait constamment animé, de la revue dAlain, Les libres Propos au Figaro et à LExpress
Même la modestie, Aron la mettait à distance, car cétait un homme fier, non par orgueil, mais au contraire parce quil avait la modestie de ne pas paraître modeste. La véritable discrétion dAron, il faut la deviner.
Cette distance peut agacer, parce quon ne la franchissait pas aisément. On peut aussi sirriter des prises de position et des refus. Encore faut-il juger par les temps : ceux qui virent sépanouir le génie dAron étaient idéologiques. Avec le recul, nous apprécions mieux ses parti-pris que les dogmes partisans auxquels il était en effet allergique et contre lesquels il opposait la rigueur de sa lucidité. Cest ce qui fait que la pensée dAron reste et saffirme même, quand dautres, peut-être plus célèbres sur le coup, senfoncent dans loubli ou dans une révérence qui en gomme les aspects dérangeant. Jamais Aron ne fut incorrect ; aussi bien il ne risque pas de devenir correct. Cette pensée vivante et tendue ne se laisse pas embaumer.
Thierry Leterre ( Mis en ligne le 07/05/2005 ) Imprimer | | |
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